21 décembre 2020Himalaya, Alpinisme, Quatorze 8000
Le Karakoram

Le 10 septembre 1856, le lieutenant-colonel Thomas George Montgomerie (26 ans) remonte les pentes glaciaires du Haramukh (5 191 m), sommet bien individualisé à 40 kilomètres à vol d’oiseau de Srinagar au Cachemire indien. Le simple lieutenant de l’époque est un humble maillon dans l’immense projet initié par la Compagnie des Indes en 1802, dont l'objectif est de mesurer, de manière scientifique, l'ensemble des territoires de l’Inde britannique. 

Au sommet, Montgomerie pointe son théodolite sur les montagnes de la chaîne du Karakoram et commence à mesurer leur altitude. Le Survey of India a déterminé celle de l’Everest et du Kangchenjunga en 1852. Il a un frisson quand un relevé trigonométrique montre un sommet à peine inférieur à l’Everest. Dans la sèche nomenclature qu’il établit, il inscrit K2 (Karakoram 2) : 8 619 mètres, second sommet le plus haut du globe...  Après de fins calculs, l’altitude officielle sera établie à 8 611 mètres !

Ce travail travail de mesure prendra fin en 1871, dans le cadre du Great Trigonometrical Survey of India, le service chargé de la topographie du « British Raj ».

Dans cet article, nous revenons sur le parcours des premiers explorateurs et alpinistes les plus emblématiques, partis à la découverte des glaciers et des sommets du Karakoram.

Thomas Montgomerie
Thomas Montgomerie, celui par qui tout a commencé

 

Karakoram : grand comme la Suisse

Pour bien saisir l’immensité de la chaîne du Karakoram (rochers noirs), il faut se pencher sur quelques données géographiques : 400 kilomètres d’est en ouest, 120 kilomètres du nord au sud soit 48 000 kilomètres carrés. Par comparaison, la Suisse mesure 41 000 kilomètres carrés. 

Mais la démesure réside dans la surface de ses glaciers, les plus grands hors des pôles. Le Batura (58 km), Le Hispar (61 km), le Biafo (60 km), le Baltoro (58 km) et le géant incontestable, le Siachen (76 km).

Graal de l’alpinisme : cinquante sommets de plus de 7 300 mètres, dix-neuf à plus de 7 600 mètres et quatre à plus de 8 000 mètres. Tous répartis sur sept massifs (Mustagh) différents.

 

Le Grand Jeu : la géopolitique moteur de l'exploration

La géopolitique, encore et toujours, aura été le moteur de l’exploration. Au nord : l’Empire russe. Au sud : l’Empire britannique. Le second craint le premier et son expansion en Asie centrale. Pour les Anglais, il faut impérativement cartographier ces lieux improbables et inhospitaliers pour identifier les points de passage. Savoir où et comment arrêter les troupes du Tsar : le Grand Jeu, célébré par Rudyard Kipling dans Kim, précipite l’approche des géants du Karakoram. Finalement, les Russes ne dépasseront pas l’Afghanistan.

D’intrépides personnages, comme le vétérinaire William Moorcroft ou l’excentrique Alexander Gardner, accomplissent de multiples voyages entre Srinagar (Cachemire indien), Leh (capitale du Ladakh), Gilgit (province du Baltistan au Pakistan), Kaboul (capitale de l’Afghanistan) et Yarkand (Xinjiang, Chine) ville stratégique sur la route de la Soie. De 1820 à 1825, le premier attire en vain l'attention des autorités sur les risques d'invasion de l'Asie centrale par la Russie. Nul n'est prophète en son pays et ses supérieurs l’ignorent, voire le désapprouvent. 

Alexander Gardner
Le colonel Alexander Gardner à 79 ans, dans son costume plus ou moins inventé !
© Domaine public, photo Samuel Bourne

Pendant l’été 1827, Alexander Gardner, mercenaire à ses heures, part de Yarkand déguisé en pèlerin. Il est l’un des très rares occidentaux à avoir traversé le col caravanier du Karakoram (5 540 m) qui marque la limite orientale de la chaîne. Il rejoint Leh (Ladakh) en trente jours d’un voyage épique. Les Russes pourraient-ils envahir l’Inde par cet itinéraire ?

Carte Karakoram
Le col du Karakoram, qui donne son nom à toute la chaîne, marque la limite extrême
des territoires revendiqués par l’Inde, la Chine et le Pakistan.

 

Des vallées et des glaciers à en « perdre la tête » 

À l’époque, pas de cartes, pas de routes, chaque vallée possède sa propre langue, voire sa propre culture. Les voyages durent des mois, quand ce ne sont pas des années.

À partir de 1835, Godfrey Thomas Vigne, célèbre joueur de cricket (!) amateur, va être le premier à s’approcher du cœur du massif. Il réalise quatre voyages successifs. Au départ du Ladakh, il cherche, entre autres, à identifier la source de la rivière Shyok (important affluent de l’Indus). Pour cela, il tente de traverser le col du Saltoro – Bilafond La (5 550 m) – mais doit renoncer en raison du mauvais temps. 

Adolf, Hermann et Robert Schlagintweit, trois frères originaires de Munich, éminents scientifiques, ont l’honneur d’être recrutés en 1856, par le Survey of India afin d’étudier la géologie du Karakoram. Pour la première fois, des occidentaux se rapprochent des glaces du Baltoro. Adolf, entraîné par sa passion de la découverte, traverse la « old » Mustagh Pass (5 422 m) passage le plus court, au nord de Askole, vers l’oasis de Yarkand en Chine. Capturé, et accusé d’espionnage par l’émir de Kashgar, celui-ci le fait décapiter ! 

La même année, Thomas George Montgomerie identifie le K2 comme le second sommet de la planète. 

Un autre militaire, le lieutenant-colonel Henry Haversham Godwin Austen, fait ses classes auprès de Montgomerie. Malgré son jeune âge (23 ans), ses qualités de topographe, de géologue, d’explorateur et de dessinateur lui valent d’être missionné par le Survey of India. De 1857 à 1861, Godwin Austen se fraye un chemin au milieu des moraines immenses du glacier du Baltoro. Arrivé à Urdokas, à 27 kilomètres du K2, il en détermine l’altitude avec précision en s'élevant de 600 mètres au-dessus du camp.

Henry Haversham Godwin Austen
Henry Haversham Godwin Austen, soldat, géographe, dessinateur et aquarelliste talentueux.

À peine âgé de 24 ans, le lieutenant-colonel Sir Francis Younghusband entreprend un long voyage de Pékin à Rawalpindi à travers le désert de Gobi. Parti de Pékin le 4 avril 1887, il franchit le col d’Aghil (4 805 m), et atteint fin septembre les bords de la rivière Shaksgam. La face nord du K2 s’offre à ses regards ébahis. Il s’ensuit une traversée périlleuse de la « new » Mustagh Pass (5 750 m), qui assoit sa réputation. Sans piolet, ni crampons, sans chaussures adaptées et sans tente, lui et cinq compagnons traversent ce col glaciaire, alors inconnu, pour rejoindre le Baltoro à hauteur de Urdokas. Cerise sur le gâteau : les bivouacs à la belle étoile.

Mustagh pass 
Descente de la Mustagh Pass, au milieu des crevasses. Le guide Balti, muni d'une vulgaire pioche (!) taille des marches. Quatre porteurs et Younghusband le suivent, s'aidant de bâtons pointus. Chute interdite © Francis Younghusband

.Mustagh pass
Au pied de la Mustagh Pass, expédition à skis en 2004 © David Hamilton - High Adventure

Le Survey of India l’envoie à nouveau sur le terrain en 1889. Il pénètre la vallée de Shimshal réputée pour ses bandits. Puis il suit le cours de la rivière Shaksgam, remonte le glacier d’Urdok et parvient au col de Indira (5 775 m), appelé aussi « selle Younghusband », qui donne accès au glacier supérieur de Siachen. Aujourd’hui, ce col marque la jonction des frontières très disputées de l’Inde et du Pakistan.

 

Les alpinistes entrent en scène

Sir William Martin Conway, contemporain de Edward Whymper, jeune et brillant alpiniste, inaugure à 22 ans une voie nouvelle sur le Zinalrothorn (4 222 m), dans les Alpes valaisannes. En 1892, il a 36 ans. Le voici dans le Karakoram avec son guide Matthias Zurbriggen et le brigadier Bruce (futur leader de l’expédition Everest 1922). Remontée du glacier de Hispar. Le 17 juillet, ils franchissent les dernières pentes et s'attendent à trouver, sur le versant opposé, une large vallée glaciaire. À la place, ils découvrent un immense champ de neige, immédiatement dénommé : « Snow Lake ». Autour, de somptueux sommets : les massifs de l’Ogre (7 285 m) et du Latok (7 145 m). Descente le long du glacier de Biafo jusqu’à Askole où ils arrivent le 26 juillet. Le 1er août, la caravane repart en direction du Baltoro. Le 9, ils atteignent la confluence des glaciers au pied des Gasherbrum. 

Conway : « Le grand glacier du Baltoro est formé par la réunion, au pied de la face ouest du Gasherbrum, de trois principaux affluents. Je les ai nommés respectivement Godwin-Austen, Trône et Vigne. Le Godwin-Austen descend du K2. Le Vigne arrive du sud, alimenté par les neiges du Chogolisa. Le Trône se divise, à environ treize kilomètres au-dessus de la "Place de la Concorde" (elle me rappelle un lieu similaire sur le glacier d'Aletsch en Suisse), en deux branches, et entre elles s'élève une montagne massive aux formes arrondies. Je lui ai donné le nom de Golden Throne, car elle a la forme d'un trône et on peut observer des traces d'or dans ses roches volcaniques. »

Sir William Martin Conway 
Sir William Martin Conway, gentleman himalayiste 

carte
Cartes dessinées à la main : de véritables œuvres d'art

Ils réalisent les deux premières ascensions de la région. D’abord le Crystal Peak (5 913 m) le 10 août, en rive droite du glacier. Puis le 25 août, ils quittent un camp à 6 100 mètres pour gravir une arête menant à l’antécime sud-ouest du Golden Throne (Baltoro Kangri) : le Pioneer Peak (6 970 m). Parcours délicat où ils doivent tailler de nombreuses marches. Au sommet, ils consacrent de longues minutes à réaliser des relevés au moyen des instruments de mesure incontournables : planchette d'arpenteur, baromètre, thermomètre, clinomètre, compas à prisme. Manque seulement l’imposant théodolite qu’ils ont dû laisser en cours d’ascension en raison de son poids et de son encombrement ! Enfin, à 16 heures, ils se décident à redescendre. La longue marche de retour vers Askole, dans les moraines instables et le froid mordant (souvent inférieur la nuit à -20°) n’est pas une partie de plaisir.

 

Un des plus grands glaciers du monde : le Siachen

Le Docteur Tom Longstaff, vainqueur du Trisul (7 120 m) en 1907, dans l’Himalaya du Garhwal, marche sur les traces de Godfrey Thomas Vigne. Il veut franchir le col de Saltoro, où Vigne s’est vu contraint de faire demi-tour, et en explorer le versant nord. En 1909, il y parvient et, à sa grande surprise, découvre un fleuve de glace, large de 5 kilomètres. Il a pris pied sur l’imposant glacier de Siachen (le glacier des roses sauvages), entrevu par Younghusband en 1889 depuis le col de Indira.  Il en évalue le cours à plus de 70 kilomètres, ce qui en fait un des plus longs du monde hormis ceux des calottes glaciaires du Groenland et de l'Antarctique. Au cours du même voyage, Longstaff identifie les sources de la Nubra et reconnaît le massif du Saser Kangri (7 662 m), ultime grand sommet à l’est de l’immense chaîne. 

La même année, le duc des Abruzzes organise une reconnaissance au  K2. Des cartes très précises, et une collection de photos magnifiques réalisées par Vittorio Sella, en seront le fruit principal.

 

Au tour des femmes 

Fanny Bullock Workman et son mari, William Hunter Workman, citoyens du Nouveau Monde, parachèvent l’œuvre commencée par GT Vigne. Fanny appartient à ces femmes indomptables de l'ère victorienne : exploratrice, alpiniste, mais aussi suffragette. Ensemble, ils organisent pas moins de huit expéditions dans le Karakoram. En 1906, à 47 ans, Mme Workman établit un record féminin d’altitude lors de la première ascension du Pinnacle Peak (6 930 m) dans le massif du Nun-Kun, proche du Zanskar. Mais leur plus beau fait d’armes reste la remontée complète, en 1912, du glacier de Siachen. 

Fanny Bullock Workman
Fanny Bullock Workman, son record d’altitude tiendra 28 ans

 

Timide incursion des Français

Le Club Alpin Français, qui se veut l’équivalent de l’illustre Alpine Club, lance en 1936 sa première tentative dans l'Himalaya. Suite au refus des autorités népalaises, l'objectif devient le Gasherbrum I (8 080 m). À 35 ans, Henri de Ségogne, membre de l’élitiste Groupe de Haute Montagne est aux commandes. Départ de France le 31 mars. Pas moins de 700 porteurs balti sont recrutés pour transporter 14 tonnes d’équipement au camp de base. Malheureusement, malgré une lutte acharnée, le mauvais temps immobilise les cordées au camp V (6 800 m). Le camp de base doit être abandonné le 2 juillet.

 

Pour conclure 

Eric Shipton et Bill Tilman lèvent un dernier mystère : celui du cours de la rivière Shaksgam, autrefois atteinte par Younghusband, et complètent, en 1937, l’exploration de tout le versant septentrional. Pour une plus grande efficacité, une fois n’est pas coutume, ils se séparent en deux groupes et Shipton traverse le Shimshal Pass (4 735 m), ouvrant la voie vers la vallée éponyme approchée par le colonel Younghusband cinquante ans plus tôt. 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les glaciers du Karakoram ont livré bon nombre de leurs secrets. Place, maintenant, aux grandes expéditions parties à la conquête des sommets.  

 

Éloge de la lenteur… ou tourisme durable ?

Jusqu’en 1939, il faut douze jours de traversée en bateau de l’Europe à Bombay. Quarante-deux heures de train pour atteindre Rawalpindi (Islamabad) et une grande journée de bus sur des routes chaotiques pour rejoindre Srinagar. Ici, débute un parcours éprouvant d'un mois, à pied et à cheval, pour rejoindre Askole, ultime village, et départ toujours actuel des treks du Baltoro. En trois semaines, le chemin franchit le col du Zoji La (3 528 m) entre le Cachemire et le Ladakh, passe à Kargil, descend le cours de la rivière Suru jusqu’à l’Indus et conduit à Skardu, capitale de la province du Baltistan. Il faut encore une semaine pour arriver à Askole, où les choses sérieuses peuvent enfin commencer : huit journées fastidieuses, sur les moraines, pour atteindre Concordia. 

Total du voyage aller jusqu’à Askole : six semaines, autant pour le retour. 

Quant à la nourriture, elle consiste le plus souvent à se sustenter avec les mets locaux : au programme, frugalité et monotonie. La faune sauvage, heureusement abondante à l’époque, fournit un appoint providentiel en gibier. 

Les explorateurs et alpinistes de ces temps héroïques s'étoufferaient  en voyant dans quel luxe nous voyageons.

 

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