Fin 1956, dix des quatorze plus de 8 000 ont vu leur cime foulée par les himalayistes. Trois ont succombé au brio des alpinistes autrichiens. En 1953, le plus célèbre d’entre eux, Hermann Buhl, a gravi le Nanga Parbat dans une odyssée sur laquelle nous reviendrons. En 1957, quatre sommets restent à gravir, dont deux au Pakistan : le Gasherbrum I, ou Hidden Peak (8 068 m) et le Broad Peak (8 047 m). Précurseurs des expéditions en style alpin à venir, quatre alpinistes autrichiens, dont Hermann Buhl, réussissent un exploit alors passé presque inaperçu. Sans camp de base, sans Sherpas d’altitude, sans oxygène, ils s’offrent un beau morceau de bravoure. Mais le succès garde sa part d’ombre, avec la disparition subite de Hermann Buhl dans une tentative malheureuse au Chogolisa (7 665 m). Retour sur cette expédition méconnue.
Marcus Schmuck, le sestogradiste.
Âgé de 32 ans, Marcus Schmuck, né près de Salzbourg, électricien de profession, est un très fort grimpeur avec, à son actif, plusieurs premières du sixième degré dans ce que l’on appelait alors les Alpes orientales. Principalement dans les grandes parois calcaires autour de Salzbourg : le Kaisergebirge et le Karwendel. Également épris de voyage, il a l'occasion, en 1955, de participer à une expédition au Spitzberg, destination alors peu courue. Walter Frauenberger, l’un des membres du voyage au Spitzberg avait été compagnon de Hermann Buhl au Nanga Parbat. Schmuck se prend à rêver du Karakoram.
Marcus Schmuck, l’initiateur du projet © Fritz Wintersteller
Buhl, le héros du Nanga Parbat
Hermann Buhl, originaire d'Innsbruck, grimpeur que l’on qualifierait aujourd’hui de professionnel, fort « rochassier » dès ses débuts (ascension en solitaire de la face nord-est du Piz Badile en 4 h 30), est guide de haute montagne et vend des équipements pour l’alpinisme. Sa réussite exceptionnelle au Nanga Parbat en 1953 lui a apporté, dans le monde germanique, une célébrité égale à celle de Gaston Rébuffat ou de Lionel Terray en France. Ses démêlés juridiques avec le chef d’expédition, Karl Herrligkoffer, auquel il a totalement refusé d’obéir (celui-ci avait donné l’ordre d’abandonner la montagne), n’ont pas encore pris fin. À 33 ans, lui aussi rêve du Karakoram, où il voudrait retourner.
Hermann Buhl, le héros du Nanga Parbat © Fritz Wintersteller
Du rêve à la réalité
En 1956, lors d’une rencontre fortuite dans un refuge du Kaisergebirge, Schmuck et Buhl font connaissance et se mettent à grimper ensemble, développant une amitié et une admiration réciproque. Schmuck excelle dans les dièdres et les cheminées, Buhl court dans les dalles. Sa réputation : ne jamais se laisser détourner de son objectif. Quitte à en oublier de boire et manger, pour se concentrer sur la voie à gravir.
Schmuck, grimpeur convivial, n’a aucune envie de se lancer dans une expédition lourde et souhaite réaliser un projet entre amis. Le succès autrichien de mai 1954 au Gasherbrum II et plus encore celui de la petite expédition d’Herbert Tichy en novembre de la même année au Cho Oyu ont montré le chemin. S’attaquer à un 8 000 sans porteurs d’altitude, sans oxygène et sans « faire le siège » (comme l’on disait alors), doit pouvoir s’envisager.
Le Broad Peak attire les deux hommes : sur les quatre 8 000 alors invaincus, le Shishapangma au Tibet est inaccessible, le Dhaulagiri a été jugé trop difficile par Lionel Terray lui-même et le Gasherbrum I, quelques mètres plus haut que le Broad Peak, se trouve isolé, loin au fond du glacier du Baltoro. En cas de grève (courante) des porteurs, ils auraient les plus grandes peines à rejoindre le camp de base.
Pour transposer, avec les meilleures chances de succès, le style alpin à l’Himalaya, le Broad Peak semble tout indiqué.
Une autre raison a pu jouer dans leur choix : en 1954, Karl Herrligkoffer, le leader du Nanga Parbat, haï par Hermann Buhl, a dirigé une expédition lourde (12 membres) au Broad Peak. Le mauvais temps les a contraints à l’abandon à 7 200 mètres. Une victoire sur ce sommet serait une revanche éclatante pour Hermann Buhl.
Qui sera le chef ?
Vu par l’establishment alpin comme un acte d’insubordination, la quasi mutinerie de Buhl au Nanga Parbat lui vaut d’être mis au ban de l’Alpenverein (le club Alpin autrichien, support financier des expéditions). Pas de financement s’il est le chef de l’expédition. Pour contourner cette opposition, Schmuck, président de la section locale de l’Alpenverein, se voit confier la direction des opérations. Au mépris de Buhl, dont l’expérience ne fait guère de doute. Mais la très respectable association apporte près d’un tiers du budget total, ils ne peuvent s’en priver. Buhl sera profondément ulcéré par cette décision, qu’il considère injustifiée et cela rejaillira sur son comportement pendant l’expédition.
Et de quatre
Les fonds réunis étant suffisamment élevés, l’équipe s’étoffe d’un troisième membre, Fritz Wintersteller, compagnon de Schmuck au Spitzberg. Plus jeune de trois ans (30 ans), excellent grimpeur, réputé pour son calme en toute situation, sa force (on le surnommait « le taureau ») et son endurance à toute épreuve en font un partenaire idéal.
Fritz Wintersteller, l’indomptable © Marcus Schmuck
Buhl aimerait par ailleurs s’entourer de la présence d’un médecin. Il n’y en avait pas au Nanga Parbat où Buhl a perdu, au pied droit, le gros orteil et la moitié d’un autre orteil. Schmuck, lui, ne s’intéresse qu’aux compétences alpines. Kurt Maix, président de la section viennoise de l’Alpenverein, fervent admirateur d’un jeune et brillant glaciairiste, Kurt Diemberger, âgé de 25 ans, l’impose comme quatrième partenaire. Il est aussi supposé faire office… de médecin ! Si les trois premiers se connaissent déjà et s’apprécient, Diemberger leur est totalement inconnu.
Kurt Diemberger, le benjamin © Fritz Wintersteller
En route
Le 18 avril 1954, accompagnés de 65 porteurs, les voici en route pour le Baltoro. La nourriture (poulet, œufs et chapatis) les indispose. Buhl, en particulier, souffre de troubles intestinaux qui l’affaiblissent. Les difficultés habituelles surgissent : pour les porteurs, ils n’ont pas suffisamment prévu de lunettes de soleil ni de couvertures. Ce qui entraîne des tensions entre Schmuck, le leader officiel, et Buhl l’homme du terrain. Wintersteller fait la trace presque quotidiennement, Diemberger se laisse vivre. Arrivés à Concordia, les porteurs refusent de continuer. Il leur faudra transporter 1 200 kilos d’équipement eux-mêmes jusqu’au camp de base distant de 20 kilomètres. Ils sont sept : quatre alpinistes, l’officier de liaison Qader Saeed, et deux porteurs qui ont accepté de rester. Trois jours épuisants dans la neige fraîche (le temps est exécrable), avec des sacs de plus de trente kilos chacun. Camp de base le 9 mai à 5 000 mètres.
L’ascension
Le 13 mai, les quatre Autrichiens partent installer le camp 1. Un couloir de 150 mètres de haut, large de deux mètres et incliné à presque 50° les mène à 5 400 mètres. Au-delà, la pente diminue et à 5 800 mètres, sur un éperon, au pied d’une dent de rocher caractéristique, ils établissent le camp 1. Retour au glacier, en une rapide glissade de 20 minutes sur les fesses (ils utiliseront beaucoup cette technique entre les camps). Là, une chute de neige les immobilise pour deux jours.
Le camp 1 (5 800 m) avec sa dent de rocher caractéristique © Wintersteller
Du 16 au 19 mai, il leur faut de gros efforts dans la neige fraîche, montant parfois jusqu’en haut des cuisses, pour remonter les pentes plus ou moins raides (45 à 50°) qui les amènent sous une corniche propice à l’établissement du camp 2, à 6 450 m. Les sacs sont lourds, Wintersteller et Schmuck font le plus souvent la trace. Buhl, dont les troubles intestinaux ne sont pas guéris, est loin d’être au mieux de sa forme. Le poids des sacs à transporter devient vite une pomme de discorde, surtout entre Diemberger et Wintersteller. Celui-ci se montre à la hauteur de sa réputation de « taureau ». Placide, tant qu’on ne l’agace pas, il trace, imperturbable, quelles que soient les conditions.
Le camp 2 (6 450 m) à l’abri de la corniche © Wintersteller
Le 20 mai, ils quittent tous le camp 1. Au camp 2, Schmuck et Diemberger redescendent. Sur le plateau qui fait suite au camp 2, Buhl et Wintersteller tombent sur un ancien dépôt de Herrligkoffer : des cordes, une tente et de la nourriture : salami, bacon et une liqueur à l’œuf. Diemberger : « Une nourriture parfaitement conservée dans le congélateur le plus haut du monde ».
Le 21 mai, Buhl et Diemberger poussent une pointe à 6 700 mètres, mais le mauvais temps arrive. Retour au camp de base pour tous. Ils y restent jusqu’au 25 au soir, dans une atmosphère de plus en plus tendue.
Le 26 mai les voit remonter au camp 2, enfoui sous un mètre de neige. Le 27 et le 28, Schmuck et Wintersteller peinent toujours sous de lourdes charges, pendant que Diemberger et Buhl montent vers le Broad Col (Windy Gap) en s’aidant des anciennes cordes fixes de Herrligkoffer. Mais c’est Wintersteller, toujours lui, qui atteint la plate-forme salvatrice où installer le troisième et dernier camp à 7 100 mètres.
Première tentative
Le 29 mai il reste 900 mètres à gravir jusqu’au sommet. Il fait un froid terrible, –25C° ou –30°. Buhl souffre de son pied droit, amputé partiellement après le Nanga Parbat. Wintersteller, indestructible, fait quasiment seul la trace. Au pied du Windy Gap, une crevasse béante barre le chemin. Diemberger, le brillant glaciairiste hésite. Wintersteller la franchit, s’imposant définitivement comme l’homme de tête. Plus haut, sous le col, à 7 800 mètres, un ressaut en mixte et glace dure l’oblige à tailler des marches et à installer 20 mètres de corde fixe pour permettre aux autres de monter. Enfin, ils sont au Windy Gap ou Broad Col à 7 900 mètres. Il est tard, 16 heures, peut-être 17 heures.
Schmuck attend Buhl. Malgré l’heure tardive, il veut finir l’ascension avec son partenaire d’escalade. Il laisse Wintersteller et Diemberger continuer en tête. Buhl suit à force de volonté. À 8 000 mètres, Schmuck et Buhl voient Wintersteller et Diemberger se tenir, 50 mètres plus haut sur ce qui pourrait être la cime. Les nuages les entourent et ils ne peuvent déterminer s’ils sont, ou pas, au sommet. Il est 18 heures, les sacs avec le matériel de bivouac sont restés sous le Windy Gap : il faudra revenir. Retour laborieux au camp 3, atteint péniblement à la nuit noire.
Le lendemain, Schmuck et Wintersteller descendent au camp de base. Buhl épuisé, et Diemberger encore plus, mettent deux jours à descendre. À nouveau le mauvais temps s’installe.
La longue arête sommitale entre l’antécime (8 028 m) et le sommet (8 047 m) © alanarnette
La seconde est la bonne
7 juin. Comme toujours, Wintersteller mène la danse : camp 1, camp 2, camp 3…
Le 9 juin 1957, un Wintersteller survolté atteint le Windy Gap à 13 heures. Il attend Schmuck et la paire repart. À 16 heures, ils se dressent à l’antécime. Temps clair, le sommet se trouve 400 mètres plus loin, au bout d’une longue arête qui monte en pente douce. 17 heures : Schmuck et Wintersteller ont accompli leur rêve. Le Broad Peak, 8 047 mètres, est gravi et en technique alpine. Malgré l’absence d’oxygène d’appoint, ils restent une heure au sommet. Wintersteller, muni de deux appareils de photographie « Leica », qu’il transporte depuis le départ, mitraille.
9 juin 1957, 17 heures. Marcus Schmuck au sommet du Broad Peak (8 047 m) © Fritz Wintersteller
Arrivé au Windy Gap, Buhl, à la limite de ses forces, laisse partir Diemberger vers le sommet. À 18 heures, Diemberger croise Schmuck et Wintersteller qui commencent à descendre. Il monte au sommet, reste quelques minutes et repart. Sur l’arête, il croise Buhl qui, fidèle à sa réputation, grimpe obstinément, seul. Pas question de renoncer. Diemberger repart avec lui vers le sommet. À 19 heures, il prend la photo iconique de Buhl au sommet du Broad Peak, le premier alpiniste à avoir gravi deux sommets de plus de 8 000 mètres. Au loin, le Nanga Parbat brille de ses derniers feux, image chère à Buhl.
Hermann Buhl au sommet du Broad Peak.
À gauche, la pyramide du GIV et le Nanga Parbat au fond © Kurt Diemberger
La pleine lune va leur permettre de descendre au camp 3 qu’ils atteignent à une heure du matin, totalement déshydratés.
De retour au camp de base, les jours qui suivent marquent la rupture définitive entre Schmuck et Wintersteller d’une part, Diemberger et Buhl d’autre part. Les deux premiers ont descendu tout leur équipement des camps d’altitude. Les derniers doivent, eux, remonter aux camps 2 et 3 pour descendre le leur (tente, matelas, duvet…).
Vite remis de leurs efforts, Schmuck et Wintersteller partent à ski explorer le glacier de Savoia et gravissent le sommet, alors non répertorié du Skil Brum (7 360 m). Buhl et Diemberger, furieux de leur réussite, décident de partir de leur côté en direction du Chogolisa (7 665 m). L’officier de liaison s'inquiète, cette ascension d’un sommet connu est illégale.
La tragédie
Le 27 juin 1957, arrêtés par le mauvais temps à 7 300 mètres, Buhl et Diemberger doivent descendre. Ils suivent une arête fortement cornichée. Les nuées les séparent. Soudain, Diemberger se rend compte que Buhl ne suit plus. Il doit se rendre à l’évidence : Buhl, trompé par le brouillard, s’est écarté de la trace. La corniche a cédé sous son poids.
Effondré, Diemberger retourne au camp de base. Les trois himalayistes, l’officier de liaison et les deux fidèles porteurs se lancent à la recherche de Buhl. En vain. Le versant dans lequel il a chuté, sans doute sur près de 900 mètres, est un vaste entonnoir à avalanches. Aucune chance d’avoir survécu, ni de retrouver le corps.
Les dernières traces d’Hermann Buhl, interrompues au bord de la corniche fatale
Buhl disparaît au fait de sa gloire et Diemberger, son compagnon lors de l’ascension difficile du Broad Peak, se fera gardien de la légende. Pour le meilleur ou pour le pire. Il reste que cette ascension, menée essentiellement par deux alpinistes discrets, Marcus Schmuck et Fritz Wintersteller, a été la première du genre : pas de Sherpas d’altitude, pas d’oxygène, en seulement trois camps. Ils ont réussi à transposer leur technique alpine sur un 8 000. Cerise sur le gâteau, les quatre ont foulé le sommet. Mais la disparition de Hermann Buhl fait oublier ce succès remarquable.
Broad Peak, 8 051 ou 8 047 mètres
Le Broad Peak offre une particularité géographique : il est le seul 8000 dont l’altitude officielle est sujette à caution. Ce sommet est crédité en 1926 de 8 047 m (26 400 pieds). Mais certains sites, notamment britanniques, indiquent que l’expédition du duc de Spolete, en 1929, aurait mesuré une altitude différente de 8 051 m (26 414 pieds). La lecture de l’article publié en 1930 dans le journal de la Royal Geographical Society ne mentionne absolument pas cette nouvelle mesure supposée.
Aussi nous nous en tenons à l’altitude la plus fréquemment citée de 8 047 mètres.
Nous vous proposons l'ascension du Broad Peak, un autre superbe objectif pour une première expérience à huit mille mètres
L'ascension du Broad Peak (8 047 m) est d’un niveau technique légèrement supérieur à celle du Gasherbrum II (8 034 m). Il présente de nombreux avantages. L'itinéraire direct vers le sommet évite de séjourner longtemps dans les camps d’altitude. Le parcours est à l’abri des habituels dangers objectifs : pas de barre de séracs instables, pas de grandes pentes avalancheuses. Nous joignons nos expéditions aux Gasherbrum, Broad Peak et K2 lors de la belle marche d'approche sur le Baltoro.
Expeditions Unlimited se réjouit de vous proposer ce bel objectif, expédition à découvrir ici !
Retrouvez ci-dessous l'itinéraire animé de l'ascension du Broad Peak avec une vue imprenable sur le K2...
Textes de Didier Mille.