La Seconde Guerre mondiale a provisoirement repoussé la conquête du neuvième plus haut sommet de la planète, le Nanga Parbat. Du haut de ses 8 126 mètres, il continue de résister aux efforts des himalayistes. Après les tragédies de 1934 et 1937, il faut attendre 1953 pour que l’Allemagne, qui panse ses plaies, envisage de repartir à l’assaut. L’histoire du Nanga Parbat va alors tourner autour d’une personnalité d’exception, mais controversée : le docteur Karl Maria Herrligkoffer. Véritable impresario du Nanga Parbat, tête pensante de toutes les expéditions germaniques sur la montagne. Trois lui apportent la consécration dont celle, mythique, de Hermann Buhl en 1953 sur le versant nord historique (Rakhiot).
Voici le second volet de notre saga du Nanga Parbat, « la montagne tueuse ».
Le docteur Karl Maria Herrligkoffer, véritable impresario, entre en scène
Celui qui allait devenir « Le » docteur Karl Maria Herrligkoffer à 18 ans, lors du drame de 1937. Willy Merkl, le chef de l’expédition, y a laissé la vie avec quinze autres alpinistes et Sherpas. La mort de Willy, demi-frère aîné du jeune Karl, va conditionner toute son existence : sur dix-huit tentatives germaniques au Nanga, huit ont été menées par Karl Maria Herrligkoffer. Modeste alpiniste, il rêve néanmoins de reprendre le flambeau, pour son demi-frère d’abord, pour l’Allemagne ensuite.
À 37 ans, son ambition prend forme. À défaut d’être un alpiniste émérite, il faut lui reconnaître, tel un véritable impresario de la montagne, l’art de convaincre et de lever des fonds, mais aussi d’organiser d’une main de fer chaque projet. Les Britanniques, concurrents de toujours, l’ont d’ailleurs surnommé « Sterling case » (valise sterling). Jeu de mots ironique portant sur son nom, Herrligkoffer se traduisant par « valise merveilleuse » !
Le Dr Karl Maria Herrligkoffer, impresario du Nanga Parbat © Maerz Muenchen
Les alpinistes « invités » à ses expéditions doivent signer un contrat draconien : aucun écrit sur leurs faits et gestes, Herrligkoffer se réservant toute publication et les droits afférents. Ce contrat sera à l’origine de nombreux démêlés judiciaires. D’autant qu’il dirige tout depuis les camps de base, ignorant bien souvent la réalité des camps supérieurs. Sa conception du management s’accorde assez mal avec l’esprit souvent très individualiste des grands himalayistes. Herrligkoffer : « Si je devais choisir entre les deux, je choisirais toujours l'expédition collaborative même si elle n’atteint pas le sommet. »
Un homme inconnu des cercles d’alpinistes
Année 1953. Malgré le jugement péremptoire de Paul Bauer (1), « un homme inconnu des cercles d’alpinistes et sans aucune expérience sur le sujet », le Dr Karl Maria Herrligkoffer, à la tête de sa fondation pour le « Souvenir de Willy Merkl », arrive à lever les fonds nécessaires à une expédition d’envergure. À l’appel du Nanga et des héros prestigieux morts sur ses flancs, de nombreux alpinistes ne peuvent résister. Il en sélectionne huit, dont Hermann Buhl, 29 ans, déjà légendaire pour ses réussites dans les Alpes. En particulier, il compte à son actif une époustouflante ascension en solitaire de la face nord-est du Piz Badile (3 308 m), réalisée en 1952. Réputé pour son endurance et sa capacité à tout oublier, même de boire et de manger pour se consacrer uniquement au sommet, son esprit individualiste pouvait laisser deviner quelques heurts avec la conception « collaborative » de Herrligkoffer.
Piz Badile, voie Cassin, 1 000 mètres d’escalade, voie toujours côtée VI aujourd’hui © camptocamp.org
Mutinerie à 6 500 mètres
Le 24 mai 1953, toute l’équipe se trouve au camp de base, au pied de la désormais classique face nord et du glacier de Rakhiot. L’habituel ballet entre les camps, interrompu par le mauvais temps, leur permet d’installer, le 24 juin, un camp IV au pied de la face nord du Rakhiot (6 700 m). L’arête Est, témoin du drame de 1934, n’est même pas encore atteinte alors que la mousson est annoncée. Le 30 juin, du camp de base, Herrligkoffer donne l’ordre de la retraite. Les quatre grimpeurs de tête décident de passer outre. 1er juillet, grand beau, Herrligkoffer se fâche… Cause toujours ! Buhl, Frauenberger, Ertl et Kempter se mutinent littéralement. Ils montent jusqu’à rejoindre l’arête Est où ils établissent un précaire camp V (6 950 m). Trop petit pour quatre, Frauenberger et Ertl redescendent sportivement au camp IV. Restent Buhl et Kempter.
Hermann Buhl avant le Nanga Parbat © Hans Ertl, ZADA
En route pour la gloire
3 juillet 1953, 2 heures du matin, grand beau. Buhl part vers le sommet, Kempter le suit une heure plus tard, avec du bacon dans son sac. Frauenberger et Ertl restent au camp V pour les assister au retour. Silver Saddle (7 450 m), brèche de Diamir (7 830 m). Kempter, loin derrière, abandonne. Buhl a une pensée pour le bacon. Lui n’a emporté que du chocolat et quelques fruits secs. Vers midi, sous une chaleur torride, il se traîne sur le long plateau qui mène à l’antécime (7 910 m), et dépose son sac pour continuer le plus léger possible. Un piolet, une paire de bâtons de ski, une paire de moufles de rechange, le drapeau pour le sommet, une petite gourde, quelques cachets de Pervitin… En route pour la gloire.
Tempête sur le Nanga Parbat © Maerz Muenchen
Terra Incognitae
De l’antécime, il faut descendre de cent mètres pour rejoindre la dépression appelée brèche de Bazhin (7 812 m). 14 heures. Trois cent quatorze mètres de dénivelé et mille mètres en distance le séparent encore du sommet. Une longue arête effilée l’attend. Tout sauf une promenade de santé. Déjà délicate pour une cordée de deux hommes, même avec oxygène. Buhl n’hésite pas à l’affronter, seul et sans oxygène ! Sans avoir la moindre idée des difficultés qui l’attendent. Ici, Terre Inconnue, personne n’est jamais venu aussi loin. La fatigue se fait sentir. Deux cachets de Pervitin lui redonnent vigueur. Dernier obstacle avant le sommet, un gendarme de granit bloque le passage. Délicate traversée sur de petites prises de main, au-dessus d’un vide sidéral.
3 juillet 1953, 18 heures. Un dernier épaulement (8 070 m), quelques mètres franchis à quatre pattes, Hermann Buhl se redresse… « Je ne me sentais pas un conquérant, j'étais tout simplement content d’en avoir fini avec les épreuves. » Il vient de réussir l’exploit absolu : gravir un sommet vierge de plus de huit mille mètres, en solitaire et sans oxygène. Comme preuve de son passage, il laisse son piolet au sommet.
L’odyssée du retour
Reste à rentrer vivant pour en parler. 19 heures, la nuit tombe. Miraculeusement, le temps se maintient, dans un calme presque surnaturel, avec une température proche de zéro degré. Commence la descente, véritablement hallucinante. Sans lampe, sans piolet, avec pour toute aide les bâtons de ski. Soudain, sensation étrange au pied droit : son crampon vient de se détacher. Il le rattrape de justesse, mais la sangle file dans le vide. À cloche-pied, il se cramponne au rocher, atteint une minuscule plate-forme. Pas de place pour s’asseoir, il fait nuit noire. Il va attendre l’aube debout, se tenant d’une main au rocher. Le mythe Buhl prend corps dans ces quelques heures d’attente éprouvante, sans eau, avec pour toute protection, un pull-over et un coupe-vent. Ses vêtements les plus chauds, donc les plus lourds, sont restés dans son sac à dos.
La suite est à la hauteur de l’homme. Rien n’arrivera à bout de sa détermination : il veut vivre. Quand l’aube paraît, il s’est à peine assoupi quelques instants. Son crampon, fixé tant bien que mal avec la cordelette de son sur-pantalon, nécessite de s'agenouiller fréquemment pour le fixer. Effort épuisant. Torturé par la soif et la faim, il hallucine, voit un compagnon le suivre et le conseiller, perd ses gants… La paire de secours dissimulée dans ses vêtements lui évite le sort funeste de Maurice Herzog à l’Annapurna. Il erre sur le plateau où son sac est resté : doit-il aller vers le haut ? Ou vers le bas ? Miracle, il tombe dessus. À l’intérieur, la toute puissante Pervitin : trois cachets supplémentaires lui insufflent l’énergie nécessaire pour rejoindre la tente du camp V où Frauenberger et Ertl, remontés du camp IV à sa rencontre, craignent le pire. Ils dissimulent mal leur émotion quand enfin ils s’étreignent.
Hermann Buhl pris en photo par Hans Ertl le 5 juillet 1953, de retour au camp V. © Hans Ertl
Herrligkoffer : comment ça s’est passé ?
Buhl souffre de gelures graves aux pieds. La suite de la descente, le 5 juillet, sera une véritable épreuve. À l’arrivée au camp de base, l’accueil glacial de Herrligkoffer se traduit par un lapidaire « Bien, comment ça s’est passé ? » et plus tard « Comment te sens-tu ? ». Herrligkoffer vit très mal la réussite solitaire de Buhl, qui met à mal son leadership.
Petit clin d’œil de l’histoire : les Allemands qui ont tant payé pour cette victoire se la voient dérobée par un… Autrichien. Buhl avait conservé sur lui la bannière pakistanaise et celle de son club d’Innsbruck. Pas d’étendard allemand. Ce qui contribue à envenimer les relations avec Herrligkoffer.
Hermann Buhl aurait pu reprendre à son compte la célèbre phrase de Henri Guillaumet (2), le survivant des Andes : « Ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait. »
La face cachée de Hermann Buhl
Le moment est venu d’aborder un sujet délicat : l’usage de la Pervitin (3). À l’occasion d’un tournage pour un film, Hermann Buhl fait une chute malencontreuse dans une crevasse. Il est blessé à l’épaule et choqué. L’équipe de tournage lui fait alors avaler deux pilules, dont il semble ignorer l’usage. Buhl : « Les pilules eurent un effet magique et je me suis soudain senti comme si rien ne s’était produit. » Sur les pentes du Nanga Parbat, il avale deux cachets à la montée, trois à la descente. L’état d'hypnose auquel il fait allusion s’explique mieux… Mais les alpinistes ne se dopent pas, c’est bien connu !
Pour en savoir davantage sur Hermann Buhl, après le Nanga Parbat, ne manquez pas de lire notre article sur le Broad Peak.
Kurt Diemberger au début des années 50. Le gardien du mythe Hermann Buhl
Texte de Didier Mille.
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(1) Paul Bauer, alpiniste expérimenté, leader des expéditions allemandes de 1929 et 1931 au Kangchenjunga, responsable des opérations de recherche au Nanga Parbat lors de la tragédie de 1937.
(2) Henri Guillaumet, pilote de l’aéropostale, réalise un atterrissage forcé dans les Andes en 1930. Pour survivre, il rampe sur des dizaines de kilomètres pour rejoindre les basses vallées. Cf. Terre des Hommes très beau texte de Antoine de Saint-Exupéry.
(3) La Pervitin est un dérivé de la méthamphétamine très connue pour avoir été la « drogue de combat » de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Hautement addictive, elle empêche de dormir. Plus qu’un dopant, c’est bien de drogue dont il s’agit.