2 mai 1964. La course aux quatorze “8 000” connait officiellement son épilogue. Quatorze petites années séparent la victoire de Herzog et Lachenal à l’Annapurna I (3 juin 1950) et celle de l’équipe chinoise menée par Xǔ Jìng. Mais une ambiguïté subsiste. Le court récit de l’ascension publié dans l’Alpine Journal, la prestigieuse revue de l’Alpine Club britannique, mentionne l’altitude de 8 013 m pour le sommet atteint. En fait, il s’agit de l’antécime ouest, parfois appelée à tort sommet central, séparée du sommet principal (8 027 m) par une longue arête neigeuse. Doug Scott, célèbre grimpeur et himalayiste, sera le premier à émettre des doutes lors de l’expédition britannique de 1982. Après tout, ce sont peut-être eux les vrais vainqueurs !
Retour sur la première ascension du plus petit, mais du plus controversé des 8 000 mètres.
Gosainthan, Shishapangma ou Xixabangma : 3 noms pour un même sommet
Les méandres de la géopolitique débouchent souvent sur des curiosités géographiques. Aujourd’hui, les 1 389 km de frontière sino-népalaise suivent la ligne des plus hauts sommets. Ainsi, l’Everest et le Cho Oyu possèdent un versant nord chinois et un versant sud népalais. Mais entre 1949 (annexion du Tibet) et 1960 (traité de l’Amitié sino-népalais), les limites de la frontière demeurent floues. En 1950, les cartes népalaises placent d’ailleurs le Gosainthan au Népal. Cinq kilomètres au nord des sommets du Langtang, le Shishapangma, ainsi nommé par les Tibétains, aurait tout aussi bien pu se trouver, lui aussi, à cheval sur la frontière.
Mais l’accord final place le Gosainthan, cher à Hergé (Tintin au Tibet, écrit en 1958-59 et publié en 1960), entièrement au Tibet, donc en Chine. Son nom officiel sera désormais : Xixabangma.
© Hergé-Tintin au Tibet
Pour la gloire de Mao
En 1954, l’expédition autrichienne clandestine menée par Herbert Tichy, a conquis le Cho Oyu par le versant nord (Chine), au nez et à la barbe des alpinistes de la jeune république communiste.
En 1956, les Japonais, adversaires de toujours, se sont octroyés le Manaslu (8 163 m). L’honneur des troupes de Mao Tse Toung est en jeu.
En 1960, les Chinois atteignent le sommet de l’Everest par la très convoitée face nord où, avant la fermeture du Tibet, Mallory, Somervell, Norton et tant d’autres alpinistes occidentaux ont établi de nombreux records d’altitude. Les regards des jeunes communistes se tournent alors vers le Xixabangma. Interdit aux occidentaux, il ne peut guère leur résister longtemps.
En route pour le Xixabangma
Au début de l’année 1964, une expédition de 195 membres (!) est mise sur pieds : la démesure à la taille du pays. À tout seigneur tout honneur. Hsu Ching, chef de l’expédition victorieuse à l’Everest, se voit confier la direction des opérations. Le géologue Wang Fu-Chou, l’un des trois summiters du Chomo Lungma, trouve aussi naturellement sa place : on ne change pas une équipe qui gagne. Suit une kyrielle de grimpeurs de différentes régions de la République Populaire de Chine : Hans, Tibétains, Mandchous, Huis. Le communisme égalitaire accorde une place à tous. Le plus jeune d’entre eux à dix neuf ans.
Une imposante équipe scientifique accompagne les grimpeurs.
Les reconnaissances des deux années précédentes ont permis de définir un itinéraire d’ascension ne semblant pas présenter de grandes difficultés, dans la combe nord-ouest et sur l’éperon est.
Shishapangma versant nord-est. On visualise bien les deux sommets.
Le 18 mars 1964, l’expédition installe son camp de base à 5 000 mètres d’altitude, au pied du versant nord, mais à trente-six kilomètres du sommet ! Avant poste himalayen, le massif subit les assauts quasi ininterrompus des vents violents balayant les immenses plaines du Tibet, sans rencontrer le moindre obstacle. Le vent sera leur principal adversaire pendant toute l’ascension.
Trois semaines d’allers-retours entre les moraines glaciaires permettent d’égrainer un chapelet de camps. Camp I : 5300 m, camp II : 5 800 m, camp III : 6 300 m, camp IV : 6 900 m.
Le 6 avril, cinq tonnes de matériel sont entreposées dans les différents camps. Le camp II sert de camp de base avancé. Le 7 avril, les choses sérieuses peuvent commencer. Une cohorte de grimpeurs, répartie en deux groupes de 37 et 12 membres (les plus aguerris), se relaient pour faire la trace et les portages. Au crédit des grimpeurs chinois : ici, pas de Sherpas d’altitude. Camp V : 7 500 m, et enfin, le 21 avril, le camp VI à 7 700 m, qui se dresse à seulement 313 mètres du sommet. À titre de comparaison, le dernier camp sur la face nord de l’Everest se situait à 382 mètres sous le sommet.
En chemin vers le camp V (7 500 m) © Alpine Journal
Retour au camp de base pour tous, dans l’attente d’une fenêtre météo. La nouvelle leur parvient : une période exceptionnelle de beau temps stable doit s’installer dans les prochaines heures.
25 avril, branle-bas de combat. Là, à plus de 5 000 mètres d’altitude, toute l’équipe entonne l’hymne national devant une sculpture du buste du chairman Mao amenée spécialement pour la circonstance. Hsu Ching, le chef de l’expédition et Wang Fu Chou, le héros de l’Everest, prennent la tête des cordées : 6 Hans et 7 Tibétains. Parité idéale, l’Occident n’aura rien à redire.
Progression dans de violentes bourrasques. Les camps IV et V, enfouis sous une épaisse couche de neige, doivent être dégagés à la pelle. 1er mai : ils atteignent le camp VI. Le 2 mai, à 6 h du matin, répartis en trois cordées, les 13 himalayistes partent vers le sommet. Grand beau, mais le vent souffle en rafales à 90 km/heure. Vers 7 800 m, une plaque de glace d’une vingtaine de mètres de large nécessite de tailler des marches. Soudain, Wang Fu Chou, qui ferme la marche, perd pied. Glissade dangereuse : plus bas des séracs et des crevasses béantes l’attendent. Miraculeusement, ses compagnons de cordée enrayent la chute.
Cet ultime obstacle franchi, ils remontent péniblement les dernières pentes avant d’atteindre ce qu’ils indiquent être le “sommet”. 2 mai 1964, les treize himalayistes se dressent sur le plus haut massif montagneux de Chine. L’honneur de Mao et de la RPC sont saufs. Oui, mais…
L’équipe au “sommet” (8 013 m). Le leader Hsu Ching (troisième en partant de la droite) annonce la victoire à la radio. Mais ils sont encore à 280 m de distance du sommet principal. © Alpine Journal
La victoire en question
Dans le compte rendu rédigé par Chou Cheng, chef adjoint de l'expédition, publié dans l’Alpine Journal de 1964, l’altitude indiquée est 8 013 m. Or un sommet plus élevé de quelques mètres, se dresse plus loin, dans le prolongement de l’antécime, au bout d’une longue arête de neige bosselée et très effilée. Le vent violent, le nombre de participants, la distance à couvrir, le temps nécessaire à ce parcours, sont autant d’éléments sur lesquels les “vainqueurs” ne s’étendent pas. La conclusion s’impose : ils n’ont pas parcouru cette arête.
En 1982, Doug Scott mène une expédition britannique sur la face sud-ouest du Shishapangma. En parlant de leur arrivée à l’antécime ouest, il écrit : “Nous continuâmes jusqu’au sommet est, plus élevé d’une dizaine de mètres et distant de 280 mètres [de l’antécime]. Il a peut-être été gravi précédemment, ou pas”.
Yves Détry, guide de haute montagne français, membre de “L’esprit d’Equipe”, expédition menée par l’alpiniste Benoît Chamoux en 1990, qui s’est arrêtée également à l’antécime ouest, confirme : “Comme il (Chou Cheng) ne parle pas d'une arête effilée pour aller du sommet ouest au sommet principal, je pense et suis pratiquement sûr qu'il ont gravi le sommet ouest”.
© Yves Détry
Raison pour laquelle, feu Elisabeth Hawley, l’intransigeante journaliste comptable des ascensions himalayennes, établie à Kathmandu depuis 1959, a refusé d’enregistrer l’ascension de Benoit Chamoux et des sept membres de “L’Esprit d’Equipe”. L’alpiniste Ed Viesturs, seul Américain ayant gravi, à ce jour, les quatorze "8 000", a été contraint de retourner deux fois sur la montagne pour satisfaire à ses critères exigeants. La traversée lui a pris une heure trente dans chaque sens.
Le Shishapangma est le seul 8 000 dont la première ascension reste incertaine. Seule la parole des premiers ascensionnistes, clamant leur victoire, a fait foi.
La crête vue de l’antécime ouest. Le sommet principal tout au fond. © edvisturs
Si vous envisagez de participer au challenge des 14 sommets de plus de 8 000, il vous faudra impérativement atteindre le sommet principal. Et pour cela, réaliser la longue traversée finale à plus de 8 000 mètres d’altitude… Et en revenir.