Pour accéder à la cime du Kangchenjunga, il aura fallu cinquante-six ans d’efforts intenses. D’abord la première “Haute Route” réalisée par Douglas Freshfield en 1899. Puis en 1905, Aleister Crowley, mage sulfureux, détermine le bon itinéraire d’ascension sur son versant sud-ouest. En 1929 et 1931, les Allemands livrent, sans succès, une lutte épuisante et parfois tragique sur l’éperon nord-est et la longue arête nord. Finalement, en 1955, c’est bien l’itinéraire initié par Crowley qui apporte la clé du succès aux Britanniques George Band et Joe Brown. Nous vous faisons revivre ces années intenses.
Douglas Freshfield : 1899, sept semaines pour la “Haute Route” du Kangchenjunga
La remarquable carte établie par le professeur Edmund Johnston Garwood, véritable œuvre d’art.
Depuis Darjeeling les Anglais, maîtres du Sikkim, lorgnent sur les hautes cimes du Kangchenjunga, le géant le plus oriental de l’Himalaya, distantes de 75 km. Dès 1848, Sir Joseph Hooker approche les pentes des deux versants, Népal et Inde. En septembre et octobre 1899, l’explorateur et alpiniste Britannique Douglas Freshfield, accompagné du professeur Garwood et de l’illustre photographe Vittorio Sella, réalise en sept semaines ce que l’on peut qualifier de première “Haute Route” du Kangchjenjunga.
Partis de Darjeeling, ils remontent plein nord, et pénètrent loin sur le glacier de Zemu, évalué à près de 30 km de long. Cela leur permet d’approcher le versant nord-est qui leur paraît prometteur. Une longue boucle en limite du Tibet se termine par la traversée du col du Jongsong La (6 045 m). Ils longent ensuite toute la face ouest du Kangchenjunga. Freshfield estime possible de trouver aussi, sur ce versant, un cheminement vers le sommet. Le retour en Inde s'effectue par le col du Kang La (5 095 m) au sud du massif. Sept semaines d’un trekking exceptionnel, malheureusement impossible à réaliser de nos jours en raison du litige frontalier indo-chinois.
Le Kangchenjunga depuis Tonglu, Inde © David Ducoin
1905 : Un occultiste sulfureux sur les pentes du Kangch
De tous les personnages fantasques fascinés par l’altitude, peu arrivent à la cheville d’Aleister Crowley, dont nous avons déjà mentionné la personnalité torturée. Après avoir parcouru les glaciers du Karakoram en 1902, en compagnie du médecin Suisse Jules Jacot-Guillarmod, Crowley repart en 1905, toujours avec le médecin. Mais cette fois en qualité de chef d’expédition. Au K2, Crowley avait longuement observé l’arête sud-est. Sa conclusion : cette arête livrerait la clé vers le sommet. Intuition remarquable, confirmée cinquante ans plus tard. Au Kangchenjunga, le “mage”, là encore, “met dans le mille”. Si l’idée de l’expédition sur le versant sud-ouest de la montagne, alors méconnu (versant de Yalung), revient au docteur, il faut reconnaître la vision prémonitoire remarquable de Crowley. Malgré les difficultés de l’itinéraire, il acquiert la certitude que là réside la clé du succès.
Aleister Crowley : l’énigmatique et très controversé “mage”, auto surnommé “The Great Beast 666”.
Pour l’Alpine Club britannique il sera “l’ignoble Aleister Crowley”.
“Voilà le genre d’accident pour lequel je n’éprouve aucune commisération”.
Mais si ses intuitions s’avèrent lumineuses, il en va autrement de ses méthodes particulières. Autoritaire, méprisant avec les porteurs, convaincu de sa supériorité, il mène tout son monde à la baguette. Au point que ses compagnons d’expédition, Jacot-Guillarmod en tête, se mutinent et font demi-tour au camp V à 6 220 m. Le 1er septembre 1905, Crowley demeure seul au camp avec Charles Reymond, un autre Suisse. Jacot-Guillarmod, l’Italien de Righi et le Suisse Alexis Pache, accompagnés de quatre porteurs, décident de redescendre vers le camp III. Il est cinq heures du soir. La neige, lourde, constitue un danger. Crowley les en avertit, mais ils n’en tiennent pas compte. En pleine pente, l’un d’entre eux glisse et déclenche une avalanche : Pache et trois porteurs disparaissent sous la neige.
Aux cris désespérés des survivants, Charles Reymond se précipite. Crowley, dédaigneux, reste dans sa tente. Crowley : “Voilà le genre d’accident pour lequel je n’éprouve aucune commisération”.
Jules Jacot-Guillarmod, Charles-Adolphe Reymond et Alcesti C. Rigo De Righi (de gauche à droite)
au camp de base de l’expédition au Kangchenjunga en 1905.
Jules Jacot-Guillarmod doit menacer de publier les écrits érotiques de Crowley
A sa descente le lendemain, il passe près des survivants “sans même s'enquérir de nos camarades disparus” dira Guillarmod. Crowley s’empresse de rentrer à Calcutta, donne sa propre version des faits et en profite pour faire main basse sur les fonds de l’expédition, en grande partie levés par Jacot-Guillarmod. Seule la menace de dévoiler sur la place publique ses poèmes pornographiques lui fera restituer une partie des sommes détournées. Ce qui mit fin à sa carrière d’himalayiste… au bénéfice de ses activités ésotériques. Son attitude lui vaudra d’être nommé “l’ignoble Aleister Crowley” par le respectable Alpine Club britannique.
1929, la longue lutte des Allemands sur le versant nord-est
En 1899, Douglas Freshfield, depuis le glacier de Zemu, avait émis une hypothèse favorable en observant le versant nord de la montagne. Pour la confirmer, le docteur Paul Bauer va mener deux expéditions allemandes sur l’éperon nord-est. A l’été 1929, en pleine mousson, sa première expédition se fraie un chemin à grand peine, d’abord dans des taillis touffus puis le long des moraines, reprenant le parcours initié par Freshfield le long du glacier de Zemu. Le 13 août, le camp de base près du “Lac vert” (5 050 m) est dressé. Après des jours de progression dangereuse, les voici au camp X à 7 020 m. Le 3 octobre, deux grimpeurs, Allwein et Kraus, atteignent sans difficulté 7 400 m. La victoire semble proche. Malheureusement la mousson, toujours présente, les enfouit sous deux mètres de neige en vingt-quatre heures. La retraite, entre les avalanches, ne sera qu’un long calvaire de six jours. Ils doivent la vie au fait que les camps étaient majoritairement creusés dans la glace, formant des grottes providentielles. Le retour vers les basses vallées, entre torrents en crue et éboulements de terrain, leur vaut encore de belles frayeurs.
Les terribles champignons de glace de l’éperon nord-est © DAV/Deutsche Himalaja-Stiftung
1931, Bauer s’obstine
En 1931, Bauer est de retour. Persuadé qu'au-delà du camp X de 1929, la route sera aisée. Mais le 9 août, Hermann Schaller et Pasang font une chute mortelle avant le camp VIII (6 270 m). Sonnée, l’équipe ne remonte au camp VIII que le 24 août. Au-delà, tours de glace et corniches instables retardent la progression. Le 15 septembre, une grotte de glace fait office de camp XI à 7 650 m. Le 17 septembre, Hartmann et Wien atteignent les 8 000 mètres. Mais la crête plonge sur 60 mètres avant de se redresser brutalement. 150 mètres en neige très instable les séparent encore de l’arête nord. Hartmann : “A 600 mètres au-dessous du sommet principal du Kangchenjunga et à 1 800 mètres de distance horizontale, nous reprîmes le chemin du retour”.
Le Siniolchu “Plus belle montagne du monde ”
Lot de consolation : au retour, ils repèrent l’itinéraire d’accès au Siniolchu (6 888 m) considéré par Douglas Freshfield comme “La plus belle montagne du monde”. En 1936, Paul Bauer et trois autres compagnons reviennent le gravir avec succès.
Le Siniolchu, “la plus belle montagne du monde” selon Douglas Freshfield.
1954, reconnaissance Britannique
La seconde guerre mondiale met provisoirement fin aux tentatives sur le “Kangch” comme on l’appelle désormais. En 1951, 1953 et 1954, trois reconnaissances se succèdent. D’abord en petit comité, puis en véritable caravane. Les anglo-saxons, après leur récente victoire à l’Everest en 1953, se sentent pousser des ailes. Objectif : remonter le glacier de Yalung, long de 20 kilomètres, puis explorer le versant éponyme, suggéré par Freshfield en 1899 et déjà partiellement parcouru par Crowley en 1905. Menée par John Kempe, l’expédition de 1954 atteint l’altitude de 5 790 m, surmontant en grande partie la cascade de glace qui barre la partie inférieure de l’itinéraire.
Joe Brown “La mouche humaine”
En 1954, Don Whillans et Joe Brown, issus du monde ouvrier aux antipodes du très select Alpine Club font irruption. Simples plombiers de leur état, ces deux brillants grimpeurs britanniques gravissent l’aiguille de Blaitière à Chamonix. Ils parcourent une fissure extrêmement difficile que Gaston Rébuffat, dans les “100 plus belles courses” décrira comme “une fissure verticale dont les bords et le fond sont lisses (VI, très athlétique)”. Joe Brown y gagne un surnom “the human fly” (la mouche humaine). Cette réussite lui vaut d’être, l’année suivante, retenu pour l’expédition au Kangchenjunga, menée par Charles Evans. A 24 ans, Brown est le benjamin de l’équipe.
1955, l’année décisive
Les neuf alpinistes britanniques, accompagnés de dix Sherpas d'altitude quittent Darjeeling le 12 mars 1955. Le permis leur a été délivré par les autorités du Sikkim, à la condition impérative de ne pas fouler la cime, demeure des Dieux.
Pour rejoindre le Népal, ils suivent la crête de Singalila. C’est aujourd’hui l’un des plus beaux itinéraires de trek de cette région de l’Himalaya. Camp de base le 14 avril. Une lutte sévère s’engage alors pour surmonter les imposantes cascades de glace qui barrent les pentes inférieures de la montagne. Le flot de glace se déverse de chaque côté de l’éperon Kempe, parcouru en 1954. La branche de droite semble prometteuse. Le franchissement de plusieurs passages glaciaires, quasi-verticaux, constitue alors un exploit remarquable compte-tenu du matériel de l’époque.
L’itinéraire dans son ensemble, photo prise durant la tentative d’ascension du Yalung Peak © Georges Band
Le 22 avril, les Britanniques se rendent à l’évidence : la voie initialement choisie sera impraticable pour les Sherpas. Nouvelle tentative sur la branche de gauche qui s’avère fructueuse. Le 4 mai, le camp 3 (6 650 m) est établi à la base de la seconde cascade de glace. Celle-ci mène au vaste plateau glaciaire “The Great Shelf”, qui s’étale entre 7 160 et 7 770 m, au pied de la partie supérieure de la face sud-ouest. Mille cinq cents mètres les séparent encore du sommet. Trois autres camps sont nécessaires et les voici au sixième, à 8 200 mètres d’altitude.
Dans la cascade de glace supérieure
Consécration pour George Band et Joe Brown
24 mai 1955, veillée d’armes. Georges Band et Joe Brown, en équilibre précaire dans une tente érigée sur une étroite banquette, tirent à la courte paille pour savoir qui dormira à moitié dans le vide ! Par sécurité, ils passent la nuit encordés.
Réveil à cinq heures. A 8h30, les voici en route pour la gloire. L’itinéraire, entre bandes de rochers et petits couloirs en neige et glace, n’est pas évident. Ils se voient même contraints de redescendre quelques mètres péniblement gravis, perdant ainsi une heure trente de leur précieux temps et consommant inutilement leur oxygène. Ils rejoignent enfin l’arête ouest qui conduit au sommet. Joe Brown franchit en tête, et sans crampons, de difficiles passages rocheux.
Le 25 mai 1955 à 14h30, ils s’immobilisent sur une plate-forme à moins de dix mètres du sommet (8 586 m). Conformément à la promesse faite aux autorités du Sikkim, la demeure des Dieux est ainsi respectée. Band : “Je suis heureux de ne pas avoir laissé d’empreinte au sommet”. Georges Band, alors âgé de 26 ans, était en 1953 le plus jeune membre de l’expédition victorieuse à l’Everest.
Georges Band sous le sommet
La dernière fissure avant le sommet © Charles Evans
Le lendemain, 26 mai 1955, Norman Hardie et Tony Streather renouvellent l’exploit. Pendant ce temps, au camp de base, le Sherpa Pemi Dorjee décède d’un œdème d’altitude, ternissant ce magnifique succès.
Une aventure humaine de grande classe
Modèle du genre, cette belle aventure humaine a vu chacun assurer sa part sans rechigner. Menée de main de maître par Charles Evans, l’expédition doit aussi son succès à l’utilisation systématique de l’oxygène, aussi bien la nuit que le jour, dès l’altitude de 7 000 mètres.
Aujourd’hui, l’ascension classique du Kangchenjunga se fait par l’itinéraire de 1955. Si les difficultés techniques sont moindre qu’au K2 et au Nanga Parbat, le danger d’avalanches y est supérieur. Notamment sur la montée au camp 1 et en arrivant sous le camp 2 au sommet de la cascade de glace inférieure.
Ainsi en trois années, de 1953 à 1955, les trois plus hauts sommets de la planète ont cédé à la conquête des himalayistes : Everest, K2, et enfin Kangchenjunga.
Expédition au Kangchenjunga avec Expeditions Unlimited
Retrouvez notre prochaine ascension du Kangchenjunga à 8 586 mètres.
Retrouvez ci-dessous l'itinéraire animé de l'ascension du Kangchenjunga :
Texte et animation de Didier Mille.