15 juin 2020Himalaya, Alpinisme
Quatre hommes contre l’Everest

Nous revenons sur une aventure exceptionnelle. Celle, relatée dans le récit Quatre hommes contre l’Everest, de Woodrow Wilson Sayre, parue aux éditions Flammarion en 1965. En 1962, dix ans après la victoire à l’Everest par la face sud, quatre aventuriers américains décident de tenter l’ascension de l’Everest par la face nord. Ils l’espèrent toujours vierge. Mais le Tibet, sous Mao, demeure plus inaccessible que jamais. Sans permis, sans Sherpas, sans oxygène, ils partent quand même. Cette expédition, passée totalement inaperçue sera qualifiée, par le grand Eric Shipton lui-même, “d’exploit”. Dans son modèle de légèreté et d’indépendance, elle préfigure celle de Reinhold Messner. Un récit à découvrir passionnément ici.

Cette semaine, nous revenons sur une aventure exceptionnelle. Celle, relatée dans le récit Quatre hommes contre l’Everest, de Woodrow Wilson Sayre, parue aux éditions Flammarion en 1965. En 1962, dix ans après la victoire à l’Everest par la face sud, quatre aventuriers américains décident de tenter l’ascension de l’Everest par la face nord. Ils l’espèrent toujours vierge. Mais le Tibet, sous Mao, demeure plus inaccessible que jamais. Sans permis, sans Sherpas, sans oxygène, ils partent quand même. 

Cette expédition, passée totalement inaperçue sera qualifiée, par le grand Eric Shipton lui-même, “d’exploit”. Dans son modèle de légèreté et d’indépendance, elle préfigure celle de Reinhold Messner. Un récit à découvrir passionnément ici.

 

Un professeur de philosophie épris de rêve 

1961-1962 : années difficiles pour l’Oncle Sam. Le président Kennedy, fraîchement élu, engage les Etats-Unis d’Amérique dans une lutte sans issue au Vietnam ; la CIA prépare l’invasion désastreuse de la baie des Cochons à Cuba et Youri Gagarine, premier homme envoyé dans l’espace par les communistes soviétiques, dame le pion à la Nasa. 

En 1960, Norman Dyrenfurth, cinéaste des expéditions suisses (Everest à l’automne 1952 et Dhaulagiri printemps 1960), naturalisé américain, fait une demande de permis pour l’Everest pour le compte des USA. Le 10 mai 1961, les autorités népalaises délivrent aux Etats-Unis le sésame tant attendu : le permis de gravir l’Everest au printemps 1963. 

Tout naturellement, Norman Dyrenfuth sera le “boss”. Objectif : l’interminable arête ouest, longue de 9 km, frontière avec le Tibet. L’honneur de la bannière étoilée est en jeu. Rien ne peut arrêter le rouleau compresseur de la toute puissante Amérique.

Oui, mais… 

Woodrow Wilson Sayre, petit fils du président Wilson, digne professeur de philosophie à Boston et alpiniste amateur à ses heures, s’est mis en tête, dès l’adolescence, de gravir l’Everest par la face nord. Incorrigible romantique, lecteur certainement assidu de Thoreau (le JJ Rousseau américain), il se voit marcher dans les traces de Mallory et d’Irvine. Pendant ses années universitaires, il rencontre Norman Hansen. L’enthousiasme de Sayre fait tache d’huile. Ils décident de partir ensemble à l’Everest. S’ils réussissent, ils brûlent la politesse à Norman Dyrenfuth et à son expédition de plus de trois cent mille dollars. 

 

Le succès au McKinley leur donne des ailes

En 1954, pour s’entraîner, ils se lancent dans l’ascension du mont McKinley (6 190 m ) en Alaska, point culminant des États-Unis d’Amérique, situé au cœur du parc national éponyme. Pour le gravir, il faut montrer patte blanche. L'administration veille au grain et à la sécurité. Cordée de quatre hommes minimum, dûment équipés et expérimentés, ayant prévu, si nécessaire, une équipe de secours de quatre autres alpinistes. Ils sont deux, mal équipés et peu expérimentés. Qu’importe. Deux étudiants de passage forment le quatuor nécessaire. A Anchorage, ils arrivent à convaincre quelques piliers de bar de leur venir en aide, au cas ou… L’administration embobinée, les voilà partis. Trente jours en autonomie totale. Et comme la chance sourit aux audacieux, ils réussissent sans difficulté particulière. Les conditions météos du Mckinley, proche de l’arctique, valent bien celles de l’Everest. Donc ils peuvent partir pour le Toit du monde. CQFD.
 

1962 : du rêve à la réalité

Le 25 mai 1960, les Chinois ont atteint le sommet de l’Everest par la face nord. Aussi incroyable que cela puisse paraître de nos jours, la communauté alpine occidentale de l’époque l’ignore. Des bruits courent. Deux grimpeurs membres d’une expédition chinoise, seraient arrivés de nuit au sommet… Aucune preuve. Personne n’y croit. Pour Sayre et Hansen, en 1961, l’ascension par la face nord reste à mener à bien. 

 En 1961, Woodrow Wilson Sayre a 42 ans. Norman Hansen, devenu avocat, en a 38. C’est maintenant ou jamais. Le départ est fixé au mois de février 1962.  Soit un an pile avant le départ de l’expédition officielle de Norman Dyrenfurth. 

Demander l’autorisation de gravir l’Everest aux communistes chinois ? Inutile d’y penser. En fait, Il faudrait pouvoir venir incognito depuis le Népal. Une étude approfondie des cartes et des récits des premières ascensions montre qu’un passage existe. Sur la frontière avec le Tibet, entre le Pumori (7 165 m) et le Gyachung Kang (7 952 m),  une brèche à 5 900 m, le Nup La, a été franchie par Sir Edmund Hillary et George Lowe lors de l'expédition de reconnaissance britannique à l'Everest de 1952.

Ils suivront le même chemin. A cette altitude, espèrent-ils, peu de risques de rencontrer une patrouille chinoise… 

Mais il faut quand même pouvoir approcher de l’Everest depuis le Népal. Les autorités népalaises ont délivré le permis pour l'Everest de 1962 aux indiens. Celle de 1963 aux Américains. No chance pour Sayre. Le pic vierge du Gyachung Kang fournit alors le prétexte idéal pour solliciter un autre permis auprès des autorités népalaises. Le passage au Tibet sera, lui, clandestin. 

Arrivée au Népal
Arrivée au Népal  © Hans-Peter Duttle
 

L’expédition sera légère ou ne sera pas

Pour mener à bien leur projet de contrebandier de la haute altitude, impossible de s'encombrer de témoins gênants. Au-delà du camp de base du Gyachung Kang, il se passeront de Sherpas. Quant à l’hypothèse d’avoir recours à l’oxygène (comme toutes les expéditions victorieuses précédentes), entre le poids et le côté aide artificielle, jugée indigne du véritable alpinisme, ils s’en passeront également. Ils partiront donc sans permis, sans Sherpas et sans oxygène.  En conséquence de quoi, l’ascension devra se réaliser en petit nombre, sans camps fixes, en transportant tour leur matériel sur leur dos. Comme au McKinley. Avec un budget minimum, tiré de leurs fonds personnels. Pas question de sponsors. 

“Nous voulions faire cette ascension pour notre plaisir, sans être obligés de nous “justifier” en faisant quelque chose d’utile ou de “constructif” pour qui que ce soit” explique Sayre par la suite. 

L’idéal serait d’être quatre. Deux cordées de deux alpinistes, répartis dans deux tentes. Roger Hart, alors âgé de 21 ans, président du club d’alpinisme de l’université ou exerce Sayre se joint à eux. Le temps manque pour trouver le quatrième larron. Ils doivent faire escale en Suisse pour trois semaines : ce pays de montagnes leur fournira bien un co-équipier ! Bon d’accord, ils vont manquer d’expérience commune, mais pas d’optimisme. 

Hans-Peter Duttle montant à Nup La
Hans-Peter Duttle montant au Nup La, lourdement chargé. © Hans-Peter Duttle

 

En route pour le camp de base

Le 26 février 1962, départ de Boston. A Genève, rencontre avec le guide Raymond Lambert. Loin de les décourager, l’alpiniste mythique des deux expéditions Suisses de 1952 les accueille chaleureusement. Le garage des Lambert devient le camp de base helvétique. Flambeau symbolique : Raymond leur prête sa grande tente utilisée au camp de base de l’Everest.

Roger Hart, lassé des préparatifs, part skier à Zermatt. Sur les pistes de ski, il rencontre fortuitement l’instituteur Hans Peter Duttle (24 ans). Quelques jours plus tard, malgré son manque d’expérience de l’alpinisme, Hans accepte de les suivre dans l’aventure. Par son jeune âge proche de celui de Roger Hart, Hans Peter Duttle équilibrait le groupe. 

Le 26 mars, enfin, ils atterrissent à Kathmandu. Ils recrutent les porteurs indispensables pour couvrir les 250 km menant du terminus de la piste carrossable au camp de base du Gyachung Kang. KC, l’officier de liaison imposé par les autorités népalaises, constitue le souci principal. S’il a vent de leur projet, tout capote. Le “trekking” (on disait alors marche d’approche) se passe sans anicroche autre que des rencontres houleuses avec des yaks allergiques à l’odeur occidentale. Namche Bazar, Phortse, vallée de Gokyo. Le 24 avril, ils installent le camp de base. Les porteurs repartent. Restent trois Sherpas et l’officier de liaison.  

avant l'ascensionRoger Hart, Norman Hansen et Woodrow Wilson Sayre détendus et bien rasés © Hans-Peter Duttle Marche au camps de base
Marche du camp de base © Hans-Peter Duttle

Dans le vif du sujet

Les voici enfin à pied d’œuvre. Premières difficultés techniques. Deux grosses barres de séracs coupent le glacier de Ngo Jumbo, qu’ils doivent remonter sur cinq kilomètres et neuf cents mètres de dénivelée pour atteindre le col du Nup La. Heureusement pour eux, l’officier de liaison reste au camp de base. Wilson Sayre et Roger Hart franchissent avec peine les deux obstacles : il leur faudra quatorze jours d’efforts obstinés. Les Sherpas montent avec les charges et font demi-tour au sommet de la seconde barre de séracs (5 800 m), pour rejoindre le camp de base. Avec l’officier de liaison, ils repartent pour Khumjung, village perché au-dessus de Namche Bazar. KC y restera à se dorer la pilule, les Sherpas repartent travailler dans le Khumbu. Ils doivent revenir ensemble au camp, plus tard, et les attendre. Le rendez vous est pris pour le 1er juin. Ouf ! Débarrassés de l’officier de liaison, l’équipe, libre de ses mouvements, se dépêche de franchir le col. 

9 mai 1962. Là, commence vraiment leur aventure insensée. Il faut parcourir chaque étape deux fois avec des sacs de 18 kg pour acheminer tout l’équipement et, surtout, les vivres. Établir des caches de nourriture pour le retour. Corbeaux et autres prédateurs se dépêchent de les dévaliser. Descente du glacier occidental de Rongbuk, traversée du glacier principal, remontée du glacier oriental de Rongbuk. Détours interminables entre les pénitents de glace au pied desquels des étendues d’eau plus ou moins gelée forment des pièges qu’il faut contourner. Pour tout repas : des barres de viandes séchées et beaucoup de sucre. En 19 jours, ils parcourent 40 kilomètres de moraines pour arriver au pied du col Nord à 6 500 m. Fatigués, mais plein d’enthousiasme. Ils y croient à leur sommet. La victoire leur semble à portée de main. 

Montée difficile à Nup LaMontée difficile au Nup La © Hans-Peter Duttle
Barrière gelée
Labyrinthe de pénitents de glace © Hans-Peter Duttle

 

Le col Nord

29 mai : ils gravissent les pentes raides menant au col Nord. Au tiers inférieur, une large crevasse barre le chemin. Les expéditions britanniques des années trente avaient déjà eu du mal à franchir l’obstacle. Un providentiel bloc coincé en équilibre précaire permet à Sayre de traverser. S’ensuit une périlleuse progression pour atteindre la lèvre supérieure de la crevasse où ils installent une cache de vivre et d’équipement. Retour au camp au pied du col. 

30 mai : départ tardif (la fatigue commence sérieusement à se faire sentir). Camp inconfortable au niveau de la crevasse. 

31 mai : avec 22 kilos chacun, ils gravissent les 400 derniers mètres menant au col Nord : 7 010 m ! Wilson Sayre : “Puis, tout à coup, je fis le pas dont je rêvais depuis vingt ans. Je foulais la crête du col Nord de l’Everest.” 

le camp de base à 6000
Le camp de base à 6000 mètres © Hans-Peter Duttle


La chute

Malgré la fatigue, Wilson et Roger descendent chercher les paquetages laissés près de la crevasse. Erreur fatidique. La montée, épuisante, se fait dans le crépuscule. Soudain, le drame. Roger dévisse et entraîne Wilson. Miraculeusement, la chute s’arrête. Rien de cassé mais quelques bonnes contusions. 

6 900 m, Il fait nuit, ils n’ont pas de sac de couchage, pas de réchaud, pas de vivres. Les heures passent. Roger délire plus ou moins. Mais ils survivent. Le lendemain, ils rejoignent le col Nord où Norman et Hans Peter, morts d’inquiétude, les accueillent avec soulagement. 

2 juin : malgré la terrible mésaventure de la veille, ils s’entêtent et veulent continuer l’ascension. Wilson Sayre, moins éprouvé que Roger Hart, repart avec Norman Hansen. En deux jours, ils gravissent péniblement 350 m. Dernier camp à 7350 m. Le troisième jour, Wilson repart seul. Il voudrait au moins atteindre la bande de rochers jaunes (8 200 m !). Epuisé, il s’arrête probablement à 7750 m. Retour chaotique vers le dernier camp. Une tentative de descente en ramasse se solde par une glissade vertigineuse qui prend brutalement fin dans des rochers providentiels. Nouvelles contusions, mais pas de casse ! 

Roger Hart
Roger Hart luttant contre le soleil, le groupe n'avait pas emporté de crème pour se protéger © Hans-Peter Duttle

 

Survivre ou périr

Le 5 juin, toute l’équipe se trouve à nouveau réunie au col Nord. Reste à parcourir le long, très long chemin du retour. Avec la mousson qui se précise et ses chutes de neige de l’après-midi. La descente du col Nord tourne au cauchemar. Ils accumulent les maladresses et les erreurs techniques dans l’assurage. Nouvelles chutes et glissades qui toutes auraient pu être fatales. L’humour avec lequel Wilson narre ces dangereux vols planés demeure un grand moment de la littérature himalayenne. Au total, 330 mètres de chutes cumulées, un vrai record. La nuit les surprend à quelques centaines de mètres du camp salvateur. Nouveau bivouac improvisé à la belle étoile. 

Du 7 juin au 17 juin, retour vers le camp de base. La neige dissimule les caches de vivres. Avec un piolet pour quatre, Il faut se frayer un chemin parmi le labyrinthe des pénitents de glace. Enfin, voici le Nup La. Retour au Népal. Sous une grêle de chutes de pierres, ils descendent en rappel les séracs franchis à l’aller. Là encore, ils s’en sortent indemnes. 

Sayre Épuisé 
Sayre, épuisé © Hans-Peter Duttle

 Descente en rappel © Hans-Peter Duttle

 

L’officier de liaison a plié bagages

A bout de forces, mais vivants, ils arrivent au camp de base. Sayre : “ En 13 jours nous avions été obligés de nous rationner 9 fois. Cinq jours sans viande, 3 sans sucre”. Mauvaise surprise. Sur un unique piquet, un mot de KC, l’officier de liaison. Le 9 juin, sans doute lassé d’attendre, il a donné l’ordre aux Sherpas de lever le camp. Le mauvais temps et le manque de vivres l’ont contraint à cette décision explique-t-il. Le 18 juin, quinze heures d’une marche harassante, l’estomac vide, leur permettent de rejoindre, enfin, le premier hameau habité.

Sauvés ! Chacun d’entre eux a perdu pas loin de 15 kilos. 

Roger Hart, Wilson Sayre et Norman Hansen
Roger Hart, Wilson Sayre et Norman Hansen à l’hôpital de Kathmandu au retour © Hans-Peter Duttle

Mais l’annonce de leur disparition est parvenue aux USA. Leur retour inespéré fait sensation. 

Norrman Dyrenfurth, présent à Kathmandu pour préparer son expédition du printemps suivant, vient en personne les rejoindre en hélicoptère à Khumjung. Content de les savoir en vie, mais très inquiet des suites diplomatiques de leur aventure clandestine. Les communistes Chinois vont être furieux et faire pression sur le gouvernement népalais. L’expédition américaine officielle de 1963 pourrait bien se voir tout simplement annulée.

Le retour au pays prend une forme inattendue. Le département d’Etat fait pression pour empêcher la publication dans le magazine Life du récit de l’expédition. Et si les Chinois accusait l’Amérique d’avoir envoyé des espions au Tibet ? Une véritable affaire d’Etat, peu utile au Président Kennedy. 

Passée quasi inaperçue (et pour cause), cette expédition, modèle de légèreté et d’indépendance, préfigure celle de Reinhold Messner et de Peter Habeler qui, le 8 mai 1978, atteignent sans oxygène le sommet de l’Everest par le versant népalais. Le 20 août 1980, Messner, en solitaire et toujours sans oxygène, gravi la face nord. 

Laissons le dernier mot au grand Eric Shipton, apôtre des expéditions légères :

“Le seul fait que vous soyez arrivés aussi loin sur cet itinéraire long et pénible, avec les faibles ressources dont vous disposiez, est à lui seul un exploit remarquable. Et je regrette sincèrement que la malchance subie au col Nord vous ait privé d’une victoire à laquelle vous aviez droit”.  

everest
Mont Everest depuis le Kala Pattar, Népal © David Ducoin
 

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