Le vent. Le terrible vent du Tibet. Souffle des Dieux, souffle destructeur. Il s’insinue entre tous les vêtements, glace la moindre parcelle de peau exposée à sa morsure. En cette nuit d’octobre 1954, quatre hommes, qui se voyaient déjà au sommet de la “Déesse de Turquoise”, en font la douloureuse expérience. Arceaux brisés, tentes réduites en lambeaux. La facilité avec laquelle ils ont surmonté l’obstacle majeur de la voie, une barre de séracs devant laquelle même le grand Eric Shipton avait dû s’avouer vaincu, leur a fait croire à un succès facile. La victoire sur le Cho Oyu, il faudra aller la chercher au bout des doigts gelés de Herbert Tichy, accompagné de son ami le Sherpa Pasang Dawa Lama. Retour sur cette belle réussite des Autrichiens.
Quatre 8 000 pour l’Autriche
Du 20 septembre au 19 octobre 1954, Cho Oyu, face nord-ouest : en 30 jours exactement depuis Namche Bazar, le cinquième sommet de plus de 8 000 mètres foulé par l’homme, tombe dans l’escarcelle des Autrichiens. Peut-être les meilleurs alpinistes de l’après-guerre.
Leur éloquent palmarès parle pour eux : quatre 8 000. Aucune autre nation ne pourra rivaliser.
- 1953 Nanga Parbat - 8 126 m
- 1954 Cho Oyu - 8 201 m
- 1956 Gasherbrum II - 8 035 m
- 1957 Broad Peak - 8 047 m
La quantité, mais aussi la qualité. Car à l’époque où une ascension à 8 000 mètres rime avec expéditions lourdes, celle de Herbert Tichy contraste singulièrement et nous ramène à l’éthique chère à Shipton. Trois occidentaux, sept Sherpas et pas d’oxygène. Une acclimatation progressive et efficace depuis le Népal, via le col du Nangpa La (5 716 m). Et le passage clef de la voie, la fameuse barre de séracs, surmonté en tête de cordée par Pasang Dawa Lama. Car contrairement aux sujets de sa Majesté, Herbert Tichy considère les Sherpas comme des égaux.
C’est l'une des premières expéditions vers un grand sommet accordant une place prépondérante aux Sherpas. Au Cho Oyu, véritables membres de l’équipe, ils assument un rôle de premier plan dans la prise de décisions concernant l'ascension.
La face nord du Cho Oyu, vue depuis le plateau tibétain
Les prémices
Les Anglais auraient pu prétendre à la conquête. En novembre 1951, à l’issue de la reconnaissance à l’Everest menée par Eric Shipton, versant népalais, Bourdillon et Murray, passés clandestinement sur le versant tibétain depuis le Népal, observent de près le Cho Oyu. Murray : “Cette face nord-ouest était la route la plus prometteuse que j'aie jamais vue sur n'importe quel grand sommet himalayen. C'était engageant. C'était sûr. La neige était en parfait état. Il n'y avait pas de vent. Tout ce qui nous manquait était la nourriture, l'équipement et les sherpas”. Ils ne peuvent observer la barre de séracs du tiers inférieur, dissimulée derrière un éperon rocheux.
Fin 1951, au grand dam de l’ex Empire britannique, le gouvernement népalais accorde le permis d’ascension pour l’Everest à différentes nations : 1952, les Suisses ; 1953, les Anglais et 1954 les Français. Pour ne pas perdre une année, les britanniques lancent, dès le printemps 1952, une expédition au Cho Oyu. Avec en tête, non seulement le sommet encore vierge, mais l’idée de tester du matériel et des grimpeurs pour l’assaut de 1953 sur le toit du monde. Une nouvelle fois, Shipton se trouve aux commandes. Edmund Hillary, futur vainqueur de l’Everest, fait partie de l’équipe. Au-delà du Nangpa La, ils marchent en territoire interdit : les soldats communistes pourraient aisément s’emparer d’eux.
Barre de séracs jugée infranchissable à 6 550 m, affections pulmonaires et crainte d’être faits prisonniers des chinois : contrairement à son habitude, Shipton n’insiste pas. Cet échec lui coûte la place de leader à l’Everest pour l’expédition de 1953.
Les mêmes considérations (ascension clandestine) justifient sans doute les choix de Herbert Tichy de partir avec une équipe très réduite, sans “faire le siège”.
L’équipe : autrichienne et népalo-indienne
Alpiniste viennois, géologue, journaliste et écrivain, Herbert Tichy (42 ans) connaît bien l’Asie. En 1935 il parcourt, à moto, la route entre l’Autriche et l’Inde. Déguisé en pèlerin indien, il pénètre dans le far-west tibétain. Objectif : atteindre la montagne sacrée, le Mont Kailash. Le chemin passe au pied de l’imposant Gurla Mandhata (7 694 m), dont les neiges se mirent dans les eaux du lac Manasarovar. Il en tente l’ascension avec l’un de ses porteurs. A 7 200 m, neige fraîche et mauvais temps les contraignent à faire demi-tour.
Sepp Jochler (31 ans), autre alpiniste averti (huitième ascension de l’Eiger avec Herman Buhl) se joint à lui.
Le troisième larron, Helmut Heuberger (31 ans), géographe et grand voyageur, vient en soutien.
Le Sherpa Pasang Dawa Lama (42 ans), véritable héros de l’aventure, assure le succès. Né à Darjeeling, destiné à devenir moine, il se réalise comme alpiniste. Première du Chomolhari (7 134 m) au Bhoutan avec les anglais en 1937. En 1939, sans oxygène, il se hisse à 8 370 m au K2. En 1951, il participe brillamment à la reconnaissance à l’Everest menée par Shipton. En 1953, déjà avec Herbert Tichy, il gravit plusieurs sommets de 6 000 mètres dans le lointain massif du Patrasi Himal (l’extrême ouest du Népal). Au Cho Oyu, son expérience, son talent et sa résistance vont faire merveille : pour amener des provisions, il parcourt 4 800 m de dénivelé en deux jours et demi.
Photo extraite du livre de Herbert Tichy “Cho Oyu : by favour of the gods” - 1957
Pasang, premier de cordée
Arrivés sans encombre au camp de base le 29 septembre, ils enchaînent les camps.
Camp I à 5 800 m. Camp II à 6 150 m. Mal acclimaté, Sepp Jochler redescend au camp I. Helmut Heuberger assure la logistique depuis le camp de base.
Herbert Tichy et les Sherpas continuent la progression. Les voici au pied de la barre de séracs à 6 550 m. Impatient, Pasang prend la tête. En quelques heures, avec la parfaite maîtrise d’un guide des Alpes, il vient à bout de 300 m d’escalade glaciaire, ouvrant la route vers les cimes. Camp III à 7 000 m. Tichy, Pasang et deux autres Sherpas s'installent pour la nuit. Le sommet, pour Pasang et Tichy, se trouve à portée de main.
La barre de séracs à 6 650 m
La victoire suspendue
L’homme propose, la montagne dispose. Dans la nuit, le terrible vent d’ouest se lève et souffle en ouragan. Les mâts plient, les tentes menacent de s’arracher. Tichy sort précipitamment et oublie de mettre ses gants. En quelques minutes, il se retrouve les doigts gelés, inutilisables. Péniblement, les quatre hommes descendent au camp I où l’équipe se regroupe au complet. Grand conseil. La prudence voudrait qu’ils abandonnent. Mais Kathmandu se trouve à trois semaines de marche. Herbert préfère rester et se faire soigner par Helmut. Pasang et Sepp pourraient encore réussir, pour peu que le vent tombe. Le ciel limpide, sans nuage, incite à l’optimisme.
La course au sommet
En ce moment déjà critique, vient s’ajouter une rivalité inattendue. Une équipe franco-suisse (quatre Suisses et la Française Claude Kogan), menés par le guide Raymond Lambert (Everest 1952), les rejoint sur la montagne. Rencontrés à Kathmandu au début du voyage, ils annonçaient partir faire une tentative au Gaurishankar (7 134 m). N’ayant pu gravir ce sommet, ils viennent se mesurer au Cho Oyu. Surpris, eux aussi, de trouver l’équipe autrichienne, car lors de leur rencontre précédente ces derniers avaient mentionné une expédition à but scientifique, sans révéler leur projet d’ascension au Cho Oyu. Les Suisses, pensant trouver le terrain libre, éprouvent une certaine amertume. Deux d’entre eux veulent mettre à profit l’échec momentané des Autrichiens pour lancer leur propre assaut. Finalement, Raymond Lambert et Claude Kogan, Fair-play, reconnaissent la “priorité” de l’équipe adverse. Une tentative supplémentaire leur est accordée. Au-delà, Lambert et ses compagnons s'estiment libres de lancer leur propre assaut.
Itinéraires des deux expéditions de 1954, Autrichienne et Suisse. L’itinéraire suit désormais la voie Suisse © Tichy
La victoire, enfin
Aiguillonnés par ces concurrents improbables, toute l’équipe de Tichy remonte au pied des séracs où ils creusent un igloo pour se protéger du froid. Tichy, les mains enveloppés dans plusieurs épaisseurs, ne peut guère aider, mais ne peut pas non plus demeurer seul au camp I, car trop handicapé.
Malgré ses gelures et avec l’aide de Pasang, Tichy rejoint courageusement le camp III ou il prend la décision de continuer vers le sommet. Il ne ne s’encordera pas. S’il ne peut pas suivre, il reviendra au camp.
19 octobre 1954 : départ au clair de lune. Lentement, les trois hommes s’élèvent. Pasang mène, Herbert suit, Sepp ferme la marche. Sur le long plateau sommital, ils font les derniers pas en se tenant par le bras, pour atteindre le vrai sommet. Car le Cho Oyu, à l’opposé de bien d’autres cimes, laisse la place à l’incertitude : pas une pointe incontestable, mais un vaste dôme. Il ne suffit pas de dire “je vois l’Everest, donc je suis au sommet”. De longues minutes éprouvantes s’écoulent avant d’atteindre le point culminant, un pied en Chine, l’autre au Népal. Seule certitude, par beau temps, on découvre le cirque en fer à cheval du Nuptse - Lhotse - Everest, à moins de vingt kilomètres à vol d’oiseau.
15h00 : Tichy atteint le sommet dans un état second, quasi mystique. Jochler souffre d’un début de gelures aux orteils. Pasang voit la consécration de vingt années d’himalayisme. Avec émotion, ils s’étreignent. Trente minutes plus tard, ils s’engagent dans la descente et atteignent le camp III, en titubant, à la tombée de la nuit. Sauvés !
Epilogue
Lambert, en apprenant leur succès, parlera de cette réussite comme d’une “folie héroïque” en pensant à Herbert Tichy et ses doigts déjà bien mal en point. Avec Claude Kogan, ils devront renoncer au succès, repoussés à 450 m du sommet par le vent glacial. En 1959, Claude organise la première expédition féminine internationale en Himalaya, sur le même Cho Oyu. Elle disparaît au cours de l’ascension, emportée par une avalanche.
> Ascension du Cho Oyu à 8 201 mètres <
" Premier 8 000". Prochain départ en août 2021.
Suggestions de lecture :
- Cho Oyu - By favour of the Gods de Herbert Tichy, Éditions Methuen and Co, (Londres 1957). L’édition originale, en allemand, n’a malheureusement jamais été traduite en français.
- Record à l'Himalaya de Raymond Lambert et Claude Kogan, éditions France-Empire, Paris, 1955. Excellent ouvrage fort bien détaillé, qui témoigne de l’ambiance et le l’organisation des expéditions des années cinquante au Népal. À recommander à tout alpiniste désireux de gravir le Cho Oyu.
- Première de cordée : Claude Kogan, femme d’audace et de passion de Charlie Buffet, éditions Robert Laffont - 2003