Nous avons relaté les tragédies allemandes des années 1934 et 1937 au Nanga Parbat, suivies de la victoire hallucinante de Hermann Buhl en 1953 sur le versant nord de Rakhiot. Sous la direction de l'indéboulonnable Docteur Karl Maria Herrligkoffer, les versants ouest du Diamir et enfin sud du Rupal vont céder au fil des ans. Mais “La montagne tueuse” n’a pas fini de sévir. Siegfried Löw, dans la voie Kinshofer du versant Diamir en 1962 d’abord, puis Günther Messner en 1970 dans le versant Rupal vont être eux aussi les victimes immolées à la redoutable montagne.
Expédition 1961, le versant Diamir livre ses secrets
La victoire de 1953 au Nanga Parbat apporte au Docteur Karl Maria Herrligkoffer la consécration. La parution du livre de Hermann Buhl, allant à l’encontre du contrat d’exclusivité initial signé entre Herrligkoffer et chaque membre de l’expédition, entraîne des démêlés juridiques qui tournent en faveur du Docteur. Désormais, toutes les portes s’ouvrent devant lui. Il va être le véritable cerveau de la quasi-totalité des expéditions au Nanga Parbat jusqu’en 1975 : pas moins de huit à son actif.
En 1961, il organise sa seconde expédition. Avec, pour objectif, une reconnaissance sur le versant du Diamir. Certes plus raide, mais plus direct que le versant de Rakhiot. Mummery l’avait déjà pressenti. Empruntant un itinéraire à gauche des “éperons Mummery”, Tony Kinshofer et Siegfried Löw atteignent 7 100 m, mais sont repoussés par le mauvais temps. Cependant, ils pensent avoir trouvé le bon itinéraire, moins engagé que celui du Rakhiot, avec sa terrible arête qui n’en finit plus.
1962 : la voie Kinshofer
1962 voit les efforts récompensés. Aux commandes bien sûr, toujours Herrligkoffer. Retour au versant du Diamir. Reprenant l’itinéraire de 1961, les grimpeurs rejoignent la crête qui sépare le versant du Diamir de celui du Rupal.
Pose d’échelle pour faciliter le passage des porteurs entre les camps I et II (6 000 m) © Himalayan Journal
Le 22 juin 1962, Anderl Mannhardt, Toni Kinshofer et Siegfried Löw atteignent le sommet à 17 heures. Eux aussi doivent bivouaquer à la descente, sans équipement approprié. Le lendemain, dès les premières heures de la descente, Siegfried Löw perd l’équilibre et fait une chute mortelle. Demeuré toute la journée auprès de Löw qui agonise, Kinshofer assiste impuissant au décès de son compagnon avant de repartir, dans la nuit, vers le camp III. Il y parvient à 8 heures du matin le lendemain, dans un état d’épuisement total. Tous les trois tournaient aussi à la Pervitin, dont l’un des effets secondaires provoque des vertiges. Le versant du Diamir a cédé, mais la malédiction du Nanga vient de faire une nouvelle victime.
Aujourd’hui, la voie d’accès la plus souvent empruntée demeure la voie Kinshofer, même si le tracé se trouve être légèrement différent du parcours originel.
Le versant Rupal
Deux des trois faces du Nanga Parbat ont été gravies. Reste la terrible face sud, le versant de Rupal. Après l’avoir vue, Hermann Buhl s’exclame : “4 500 m verticaux de rocher et de glace. Même une tentative serait déjà un suicide”.
Par trois fois, en 1963, 1964 (en hiver) et 1968, Herrligkoffer conduit des expéditions allemandes sur ce versant redoutable. L’arête sud-sud-est concentre tous les efforts. Mais blessures et conditions climatiques difficiles viennent mettre un terme à toutes ces tentatives. 7 100 m, marque le point le plus haut atteint en 1968. Il reste encore mille mètres à parcourir.
1970 : les frères Messner découvrent l’Himalaya
Pour sa septième expédition au Nanga Parbat en 1970, le Dr Herrligkoffer, alors âgé de 54 ans, déploie les grands moyens : dix-huit alpinistes. Quatorze Allemands, deux Autrichiens et deux Italiens du Haut-Adige, les frères Günther (24 ans) et Reinhold Messner (26 ans). Voyage initiatique pour eux deux. Ils n’ont jamais mis les pieds en Himalaya. Mais Reinhold s’est illustré en 1969 par son ascension en solitaire du célèbre dièdre Philipp-Flamm à la Civetta, dans les Dolomites. Mille mètres en sixième degré supérieur, un véritable exploit qui lui vaut d’être, avec son frère Günther, inséparable compagnon de cordée de nombreuses ascensions, les “invités” de Herrligkoffer.
Toute ressemblance entre Reinhold Messner et la personnalité fortement individualiste de Hermann Buhl… n’est pas à écarter !
Ouvert en 1957, la voie Philpp-Flamm à la Punta Tissi (Civetta) a longtemps été considérée comme la voie la plus difficile des Dolomites © summit-post.org
26 juin, veillée d’arme
La progression de toute l’équipe se passe normalement, pourrait-on dire. Des portages, des cordes fixes, du mauvais temps. Du classique en somme. Jusqu’à 7 000 m, l’itinéraire de l’arête sud-sud-est est maintenant bien connu. Camp V à 7 200 m le 26 juin. Il reste 900 m à gravir, dont l’une des parties les plus difficiles, le couloir “Merkl”, un parcours en mixte (glace, neige et rochers) qui conduit au sommet sud (8 042 m). Sa raideur et sa difficulté imposent de le sécuriser, pour la descente, avec des cordes fixes. Deux cordées sont à pied d’œuvre : en route pour le camp V les frères Messner, avec le caméraman Gerhard Baur. En attente au camp IV (6 800 m), la cordée sommitale choisie par Herrligkoffer, composée de deux Allemands : Félix Kuen et Peter Scholz.
Le versant sud du Nanga Parbat, face de Rupal, itinéraire 1970 avec emplacement des camps © La montagne & alpinisme
Le couloir “Merkl” passage clef vers le sommet
En 1970, les moyens de communication entre le camp de base et les camps supérieurs demeurent encore rudimentaires. Pas de radios entre les camps, évidemment pas de téléphones ! Une fois de plus la mousson menace : au camp de base Herrligkoffer reçoit, lui, les bulletins météo. S’il doit faire beau les 27 et 28 juin, il devra tirer une fusée bleue. Signe pour les frères Messner d’équiper en cordes fixes le couloir “Merkl”, ouvrant la voie à la cordée d’assaut de Kuen et Scholz. En cas de mauvais temps, il doit tirer une fusée rouge. Selon Messner, Herrligkoffer lui aurait donné l’autorisation de faire, dans ce cas, une tentative “vers” le sommet, seul, avant de redescendre au camp V. Plus tard, Herrligkoffer niera énergiquement cette version. A partir de là, l’histoire dérape.
Partie supérieure de la voie. Emplacement des camps II, III, IV et V. M : couloir Merkl ; E : épaule sud © La montagne & alpinisme
Une fusée rouge au Nanga Parbat
26 juin après-midi. Günther et Reinhold montent vers le camp V, accompagnés de Gerhard Baur. Soudain, une fusée rouge s’élève dans le ciel : la mousson arrive. En fait, il continuera de faire beau pendant plusieurs jours, la fusée rouge est une erreur… Il n’y aurait pas eu de fusée bleue à portée de la main de Herrligkoffer pour corriger l’information. Les dés sont jetés.
27 juin 1970. Reinhold Messner s’élance, seul, sans corde et sans équipement de bivouac. Günther Messner et Gerhard Baur doivent poser les cordes fixes pour lui faciliter le retour. Pour des raisons peu claires, Gerhard retourne au camp, peut-être trop fatigué. Günther décide de continuer et de rejoindre son frère. Lui non plus n’emporte pas de corde. Malgré la difficulté de l’ascension, il parvient à rattraper Reinhold et tous deux filent vers le sommet, qu’ils atteignent en fin d’après-midi. Le versant du Rupal est vaincu. Ils s’accordent une heure de gloire. Mais Günther, épuisé, ne se sent pas de redescendre, sans corde, par le dangereux couloir “Merkl”.
La traversée du Nanga Parbat : descente en enfer
Seule possibilité : descendre par le versant du Diamir, moins difficile, mais qu’ils n’ont jamais parcouru. Trouver son chemin dans ce dédale glaciaire représente un vrai challenge. Vers 7 800 m, ils atteignent une selle d’où ils peuvent voir l'itinéraire de montée et peut-être lancer un appel au secours. Premier bivouac sommaire. Günther délire. Ils n’ont rien à boire, ni à manger. Le lendemain, en observant à nouveau la voie de montée, Reinhold voit deux silhouettes : Kuen et Scholz grimpent encordés, en route malgré tout vers le sommet. Ils se parlent, mais le vent et la distance qui les séparent rendent le dialogue difficile. Kuen et Scholz ne comprennent pas la détresse de leurs compagnons et, Pervitin aidant, disparaissent vers le haut. Les deux frères s’engagent alors dans le versant, inconnu pour eux, du Diamir.
Versant du Diamir, emplacements des bivouacs des frères Messner © La montagne & alpinisme
Le chemin du martyr
Suivent vingt-quatre heures d’un parcours cauchemardesque, où Reinhold marche parfois loin devant pour trouver le bon itinéraire au milieu des brumes de l’après-midi. Malgré l’absence de corde, ils descendent à la faible lueur de la lune les fameux “éperons Mummery”, passage de rocher particulièrement délicat. Au matin, Reinhold arrive enfin sur les bords d’une source près du front glaciaire. Mais Günther ne suit pas. Reinhold remonte, et tout au long de la journée, il patauge dans la neige molle, à la recherche de son cadet. En fin de journée, un cône d’avalanche récent le remplit d’effroi : Günther a probablement été enseveli. Nouveau bivouac. Ses chaussures, maintenant gorgées d'eau, lui valent de se geler les pieds. Le lendemain, il poursuit ses recherches, lançant des appels désespérés auxquels seul le silence de la montagne fait écho. Nouvelle nuit sous un gros bloc de rocher.
Le troisième jour, clopin-clopant, il rejoint la vallée de Diamir où des paysans le recueillent et lui portent assistance. Il lui faudra néanmoins encore une semaine avant de retrouver le reste de l’expédition qui, les croyant morts tous les deux, a plié bagages pour rejoindre Gilgit.
L’ascension fondatrice des “Quatorze huit mille”
Les mauvaises langues diront : Reinhold Messner a certes réussi la première traversée du Nanga Parbat, mais au prix de la vie de son frère. Une culpabilité lourde à porter. A la suite de cette ascension dramatique, Messner sera amputé de sept orteils. Adieu les grandes escalades rocheuses. En route vers les quatorze huit mille, qui lui apporteront définitivement la gloire.
Epilogue
Le péroné droit d’un homme est retrouvé au pied du glacier du Diamir en 2000. Une enquête poussée a pu démontrer qu’il appartenait bien à Günther, levant ainsi pas mal de doutes sur la version des faits opposant, depuis, Reinhold Messner au Dr Karl Maria Herrligkoffer.
Texte de Didier Mille.
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