Pic Lénine, 7 134 mètres. LE sept mille à gravir pour appréhender la haute altitude. « Une gigantesque randonnée glaciaire jusqu’à 7 000 mètres » dixit Cédric Gras, dans son ouvrage Alpinistes de Staline. Oui, mais… Après l’Aconcagua et ses 6 962 mètres, auquel il manque 38 petits mètres pour entrer dans la cour des grands, et dont la cime ne se conquiert pas si aisément qu’on pourrait le croire, il faut s’élancer sur les pentes du pic Lénine pour espérer franchir la barre symbolique des sept milles mètres. D’ailleurs, ces deux sommets ont en commun une symétrie presque parfaite sur le globe : Aconcagua 32° sud – 70° ouest, Lénine 39° nord – 72° est. L’un est exposé aux terribles vents catabatiques venus de l’Antarctique, l’autre aux ouragans sibériens. Autant dire que la « randonnée glaciaire » peut parfois tourner à la tragédie. À prendre au sérieux. Expeditions Unlimited vous emmène cet été dans cette belle ascension au pays de la vodka et du caviar.
Un nom qui reflète les vicissitudes de l’Histoire
Pic Kaufman en 1871, pic Lénine en 1928. Ces patronymes racontent l’Histoire.
Celle des Russes d’abord, sous le règne des Tsars. En 1871, l’explorateur et naturaliste russe Alexei Fedchenko parcourt le premier la chaîne du Trans-Alai, à l’orée du Pamir, aux limites de l’Empire. Impressionné sans doute par la hauteur de la face sud, il nomme la cime du nom de Konstantin Kaufman, à l’époque gouverneur général du Turkestan russe.
Les Germano-Polonais battent les Bolcheviks au poteau
Arrive la révolution bolchevique. Le pic Kaufman, alors considéré comme le plus haut sommet de l’URSS, ne peut conserver le nom attribué sous les tyrans honnis. On lui décerne celui de Vladimir Illitch, l’illustre théoricien de la révolution. Désormais, ce sera le pic Lénine. Qui reste à gravir. Le 25 septembre 1928, voilà chose faite, le long de l’arête est. Le pic Lénine devient le plus haut sommet atteint par l’homme, détrônant le record historique britannique établi en 1907 par le docteur Longstaff au Trisul en Inde (7 120 m). Problème : les vainqueurs, invités par les Soviets, sont Germano-Polonais. L'honneur des camarades est en jeu.
Nikolaï Krylenko, l’apparatchik des montagnes
Qu’on ne s’y trompe pas. Rien à voir avec l’alpinisme individualiste petit-bourgeois. Ici, on grimpe sous l’œil de Moscou, ou plus exactement celui du commissaire du peuple à la Justice, Nikolai Krylenko. En 1928, il s’est hissé dans les pas des Allemands sur l’arête est, mais faute d’entraînement, n’a pu les suivre au sommet. D’ailleurs, sont-ils vraiment allés au sommet ? Il n’y a d’autres preuves que leur seule parole. Le doute plane. Alors en 1934, il retourne tenter sa chance. Mais avec les meilleurs, les illustres frères Abalakov.
Les frères Abalakov entrent en scène
Vitali (22 ans) l’aîné, et Evgueni le cadet (21 ans). L’ingénieur et le funambule. Le technicien austère, et le flamboyant sculpteur et peintre aquarelliste de talent.
Les deux frères, Evgueni et Vitali Abalakov
Cédric Gras nous conte avec brio l’épopée de ces deux alpinistes hors pair bien que peu connus du public français : « Evgueni dégage une santé et une force insolente jusque dans son regard franc. Vitali évite l’objectif, les yeux perdus comme par timidité dans le pré ». Originaires de Krasnoïarsk en Sibérie, ils ont accompli leurs premiers pas en escalade sur les parois des Stolby.
Les Stolby, le Fontainebleau sibérien ©The Baltimore Sun
Orphelins, ils se retrouvent très tôt à Moscou et réalisent leurs premiers exploits sur les montagnes du Caucase, quasiment ignorées en Occident. Le Dikhtau (5 205 m), l’Ushba (4 710 m), le mur de Bezengi, les voient réaliser des escalades époustouflantes pour l’époque.
Le mur de Bezengi, un ensemble de parois et de sommets baptisés par les grimpeurs russes « le petit Himalaya ».
Cinq sommets dépassent les cinq mille mètres. © Panoramio
La revanche communiste
Chef de file de l’alpinisme soviétique, Evgueni a été le premier, en 1933, au sommet du… pic Staline (7 495 m), alors reconnu depuis peu comme le plus haut sommet de l’URSS. Ascension dédiée au « petit père des peuples », qui règne à cette époque en maître absolu.
Depuis sa tentative avortée de 1928, Krylenko rêve de prendre sa revanche au pic Lénine. Cédric Gras : « En 1934, il décide d’une expédition, exclusivement militaire, de l’Armée rouge des ouvriers et paysans. » Au vu de leur palmarès, les frères Abalakov sont tout naturellement désignés pour… déposer au sommet un buste de l’illustre camarade et effacer la victoire allemande. Pour la gloire de Krylenko bien sûr. Car celui-ci n’ira encore pas au sommet, son état physique le contraignant très vite à redescendre. Pour raccompagner un officier malade, Evgueni reçoit l’ordre de faire demi-tour. En plaçant le buste de Lénine au sommet, Vitali emporte la victoire et les honneurs.
Boulevard de l’altitude ? Peut-être.
À partir de 1950, le pic Lénine devient un objectif régulier pour l'entraînement des alpinistes russes. L’itinéraire originel, tracé en 1934 par Vitali Abalakov dans la face nord, est abandonné au profit de celui réalisé, en 1954, par une autre équipe soviétique via le pic Razdelnaya et la longue crête nord-ouest.
En 1967, au cours d’un rassemblement international, deux cents alpinistes (venus pour la plupart des pays de l’Est) parviennent au sommet du pic Lénine.
En 1968, jugeant sans doute le pic Lénine inoffensif, un militaire quelconque décide une opération d’envergure : parachuter des soldats inexpérimentés au sommet. Les courants d’air violents éparpillent l’essaim aux quatre coins de la montagne. Il faudra des jours entiers aux alpinistes pour aller les récupérer dans de terribles conditions. Bilan : quatre morts et de nombreux amputés par gelure. Staline aurait aimé ce brillant fait d’armes.
Les tragédies
La montagne a beau avoir la réputation d’être le sept mille le plus facile, elle n’en est pas moins soumise à des tempêtes soudaines et violentes. En 1974, sept femmes alpinistes russes, sous la direction de la belle Elvira Shataeva, en font la tragique expérience. Avec comme grand ordonnateur au camp de base… l’indéboulonnable Vitali Abalakov !
Alpiniste professionnelle de grand talent, Elvira Shataeva lance un projet novateur. Une expédition composée exclusivement de femmes soviétiques. Pour prouver que les femmes sont l’égal des hommes dans ce sport encore très machiste ? L’itinéraire : la traversée avec une montée par la voie de 1934, la descente par la voie de 1954, l’arête de Razdelnaya. Tout se présente sous les meilleurs auspices. En trois jours, l’équipe arrive au dernier camp. Mais au sommet, elles sont prises dans une violente tempête. La suite ne sera qu’une longue agonie, leur tente de secours emportée par le vent, sans aucun matériel pour creuser un abri. Les huit alpinistes vont périr, l’une après l’autre, l’ouragan empêchant toute opération de secours. Résultat : pendant quinze ans, toute expédition exclusivement composée de représentantes du « sexe faible » sera prohibée en Russie. La montagne doit rester et restera une histoire d’hommes.
Elvira Shataeva, fer de lance de l’alpinisme féminin soviétique
13 juillet 1990 : cette nuit-là, la terre tremble. Cédric Gras encore :« Une avalanche d’un front d’un kilomètre et demi balaya quarante-trois personnes assoupies. L’accident le plus meurtrier de l’histoire mondiale de l’alpinisme. »
Depuis, le camp de base a été déplacé vers le bas, dans l’hypothèse, toujours possible, d’un autre tremblement de terre.
L’itinéraire d’ascension actuel
Il emprunte le parcours, maintenant classique, de 1954.
Le camp de base est à Atchik Tash (3 750 m). Le début de l'ascension vers le camp I (4 200 mètres) emprunte le col des Voyageurs (4 200 m). Le camp II à 5 200 mètres. Le camp III à 6 000 mètres, sur le col qui sépare le Razdelnaya et l'arête est du pic Lénine.
Le confort et l'organisation du camp de base remontent à l'ère soviétique, en mieux : tentes spacieuses, petits-déjeuners pantagruéliques, vodka à volonté…
Les deux itinéraires principaux qui permettent d’accomplir la traversée du pic Lénine.
À gauche, la voie de 1934, à droite l’itinéraire de 1954.
Le prix « Léopard des Neiges », ça vous tente ?
L’URSS n’est plus. Mais les alpinistes du monde entier connaissent le pic Lénine, au Kirghizistan. Quant aux nouvelles autorités russes, elles ont inventé un prix, pour ceux qui réussissent l’ascension des cinq sommets de plus de 7 000 mètres de l’ancienne URSS : Le pic Lénine (7 134 m), le pic Ismail Samani (7 495 m), ex pic Staline, ex pic du Communisme, le pic Pobedy (7 439 m), le pic Korjenevskoï (7 105 m) et le Khan Tengri (7 010 m). Le prix « Léopard des Neiges ». Alors, si le cœur vous en dit, Expeditions Unlimited travaille à ce nouveau challenge !
Retrouvez notre ascension du pic Lénine guidée par Serge Bazin, plusieurs fois summiters.
Et découvrez ci-dessous une animation présentant l'ascension du Pic Lénine :
Texte et animation de Didier Mille.
En savoir plus :
- Alpinistes de Staline, de Cédric Gras