Tout a été dit sur l’Everest. Enfin, le pensiez-vous. C’était compter sans Jean-Michel Asselin et sa plume toujours aussi alerte. Qui d’autre que l’ancien chroniqueur émérite d’Alpinisme et Randonnée, rédacteur en chef de Montagnes Magazine, puis de Vertical, aurait pu commettre cette nouvelle histoire de la plus haute montagne du monde. Jean-Michel s’y est frotté, et pas qu’un peu : 1989, 1990, 1991, 1992, 2003… Cinq années durant, dont quatre consécutives, il fait le siège du Toit du Monde. Versant nord, versant sud. Rien n’y fera. La Déesse-mère du monde, Chomolungma en Tibétain, lui coûte cher : travail, famille, maison : disparus, flétris, cassés... L'élan ultime viendra se briser au pied du ressaut Hillary, sur le versant sud. À l'occasion des 70 ans de l'Everest ce mois-ci, nous vous proposons la chronique de son livre Une histoire de l'Everest, tout juste paru aux éditions Glénat, rédigée par notre ami Didier Mille.
Un livre hommage aux petits et grands héros de l'Everest
La devise du grand argentier de Charles VII, Jacques Cœur, gravée sur les murs de son château de Bourges, pourrait s’appliquer à Jean-Michel : « À cœur vaillant, rien d’impossible. » Jean-Michel a eu le mérite d’aller jusqu’au bout de son rêve et la sagesse de savoir en revenir.
On ne peut pas en dire autant de tous les protagonistes croisés au détour de cette histoire de l’Everest. Car Jean-Michel nous convie, avec son talent de conteur né, à venir découvrir des personnages hors du commun, grands ou petits héros oubliés de l’Histoire.
Bien sûr, la part est belle pour les vainqueurs, Edmund Hillary et le Sherpa Tenzing Norgay, dont les patronymes sont inséparables du mythe de la première ascension de l'Everest.
Mais au détour d’une lecture fluide, richement illustrée, on apprend que l’Amnye Machen (6 282 m), montagne mystérieuse aux confins de la province de l’Amdo en Chine, manqua de peu d’être sacrée montagne la plus haute de la terre : 9 400 mètres !
Une histoire de l’Everest - JM Asselin, Editions Glénat.
Que dire de John Noel qui, dès 1913, fut le premier Occidental à s'approcher des pentes de l’Everest versant nord. Son imagination fertile lui fit envisager la construction « d’un pipe-line géant qui alimenterait les grimpeurs en oxygène, ce qui éliminerait le port des lourdes bouteilles ».
Plus macabre, la rencontre inopinée avec les restes quasi-momifiés de Maurice Wilson, mystique solitaire venu s’échouer en 1934 au pied du col nord. Sa foi devait lui permettre, sinon d’abattre la montagne, du moins de le porter au sommet.
Autre himalayiste au parcours insolite, le Canadien Earl Denman, l’homme qui marchait pieds nus. Avec Tenzing Norgay (le futur co-vainqueur de l'Everest avec Hillary) et un autre Sherpa, lui aussi s’élança, en 1946, à l’assaut solitaire des pentes du versant nord. Avec le succès qu’on imagine. Au moins, il revint en vie.
Mais au-delà de ces individus parfois truculents (on pense au général Charles Granville Bruce, imposant géant au franc-parler), Jean-Michel fait revivre une galerie de portraits dont les noms fleurent bon l’alpinisme des grands jours : Dougal Haston, Don Whillans, Eric Escoffier, Bruno Gouvy… Mais aussi un florilège de femmes, auxquelles l’homme, Jean-Michel, et l’alpiniste Asselin rendent un hommage vibrant : Wanda Rutkiewicz, Junko Tabei, Chantal Mauduit, Lydia Bradey, Pasang Lhamu Sherpa, Marion Chaignaud…
Sans oublier bien sûr les Sherpas, héros malgré eux : « À eux seuls, les Népalais représentaient, en 2020, 5 702 ascensions, sur un total d’un peu plus de 10 000. »
General Bruce, leader de l'expédition de reconnaissance de 1922. Habitué des repas pantagruéliques,
il fait emmener au camp de base « des cailles en gelée et du champagne » © Mountain Magazine
Avec ce dernier opus, Jean-Michel Asselin nous emmène sur les chemins qu’il aime parcourir, ceux du Népal et de la haute altitude. À lire sans retenue.
Extrait - George Leigh Mallory, une légende ou un grand bébé intrépide ?
Le 12 avril 1921, un vieux navire, le SS Sardinia naviguait en Méditerranée avec, à son bord, George Herbert Leigh Mallory. Mallory, âgé de 35 ans, de tendance néosocialiste, était professeur ; il est né dans le Cheshire, à Mobberley, le 18 juin 1886. Son père était un pasteur anglican, il avait un frère cadet, Trafford, qui deviendra commandant de la Royal Air Force et, chose curieuse, il trouvera la mort dans un accident d’avion sur les contreforts de la chaîne de Belledonne ! George Mallory, en juillet 1914, se maria avec Ruth Turner. En guise de lune de miel, le jeune couple s’offrit quelques nuits de camping sauvage, ce qui leur valut d’être pris pour des espions allemands ! Mallory était devenu professeur un peu malgré lui, mais il caressait en secret l’espoir d’être un jour écrivain. En 1921, il était déjà père de trois enfants – le dernier n’avait que 7 mois et était né une demi-heure avant que son père ne rentre d’une course dans les Alpes. L’expédition à l’Everest ne suscitait pas son enthousiasme et c’est probablement parce que Winthrop Young lui fit miroiter que cette aventure inédite pourrait lui être utile pour une future carrière littéraire qu’il accepta de partir.
Mallory a découvert l’alpinisme avec Graham Irving, un alpiniste qui avait créé un club d’escalade à Winchester. Il a fait des études d’histoire au Magdalene College de Cambridge et était inscrit au club d’aviron. Beau et distingué, Mallory avait des prétendants parmi les garçons de Cambridge. Dans ces internats, la promiscuité sexuelle entre garçons était « évidente ». Un journaliste avait écrit, à propos d’Oscar Wilde, emprisonné pour ne pas avoir nié son homosexualité : « Si toutes les personnes coupables des infractions de Wilde devaient être mises dans une geôle, on assisterait à un immense exode d’Eton, de Harrow, de Rugby et de Winchester pour les prisons de Pentonville et de Holloway. » Mallory avait noué des amitiés avec Rupert Brooke, poète, et Lytton Strachey, écrivain homosexuel notoire et ami de Virginia Woolf : « Mon Dieu, George Mallory, il mesure un mètre quatre-vingt, le corps d’un athlète de Praxitèle et un visage, c’est incroyable, le mystère de Botticelli. » Quelques-uns surnommaient Mallory « Galaad ».
Mallory n’avait pas un CV d’alpiniste très fourni ; il avait pourtant grimpé dans les Alpes et même ouvert une voie dans la face nord de l’aiguille du Midi, à Chamonix. Il s’était fait quelques frayeurs sur le Nesthorn, en Suisse, quand il chuta dans le vide. Son second de cordée, Geoffrey Young, l’avait retenu par miracle et fut troublé par l’attitude de Mallory, presque indifférent face à cette chute qui aurait pu être mortelle pour la cordée… Mallory n’oubliait pas qu’il avait échoué dans l’ascension du mont Velan à cause du mal aigu des montagnes, mais il se rattrapa en 1911 en gravissant facilement le mont Blanc. Son fait de gloire fut, en 1913, d’avoir escaladé en solitaire Pillar Rock dans le parc national de Lake district, une voie encore cotée 6a de nos jours…
On le prenait souvent pour un rêveur dépourvu de tout sens pratique et surtout d’une maladresse remarquable. Le portrait le plus étrange qu’on ait de lui, ce sont ces mots de Tom Longstaff : « Un grand bébé intrépide et la crème des hommes, mais parfaitement incapable d’assumer la responsabilité de quoi que ce soit, y compris de lui-même. »
L’expédition de 1921 fut essentiellement une expédition de reconnaissance. Il fallait comprendre la montagne, saisir le tracé de ses glaciers, dessiner la voie d’ascension. Le « vieux » Raeburn se montra assez incompétent en ce qui concernait l’équipement. Aucune tente n’était prévue pour tenir en altitude et protéger du froid qui y règne. Le choix des chaussures et des vêtements, toutefois, appartenait à chacun. Les alpinistes disposaient d’un budget de 100 livres chacun pour s’équiper. Ce n’est que début mai que toute l’équipe se retrouva à Darjeeling. Morshead et ses géomètres partirent en éclaireurs, et tous se retrouvèrent à Khampa Dzong, au Tibet. D’entrée de jeu, Mallory contesta le leadership de Howard-Bury. De plus, il n’appréciait guère le Tibet : « Un pays détestable habité par des gens détestables. » Il faut dire que leurs premiers pas pendant la traversée du Sikkim jusqu’au Jelep La se déroulèrent sous des trombes d’eau. Ce n’est qu’à partir de Chumbi que le ciel redevint bleu. Très vite, des troubles intestinaux vinrent gâter la troupe, Reaburn, Wheeler et le docteur Kellas furent les premiers touchés. Le docteur était si faible qu’il fallut pratiquement le porter. Conscient de sa faiblesse, il se laissa distancer par ses compagnons. Il mourut seul et fut enterré près de Khampa Dzong. Bientôt, Wollaston, le médecin, dut se décider à accompagner au Sikkim Raeburn dont la santé déclinait. Sans doute fut-ce un soulagement pour Mallory. À partir de là, les alpinistes firent d’incessants allers et retours pour explorer la montagne. Au cours d’une de ces reconnaissances, Mallory et Bullock s’engagèrent dans la vallée de Rongbuk et c’est là qu’ils découvrirent le grand théâtre de la face nord de l’Everest : « Nous nous arrêtâmes, pris de stupeur, écrit Mallory, lorsque l’Everest apparut, toutes les pensées se turent. Nous oubliâmes les déserts rocailleux et la nostalgie d’autres beautés. Sans poser de questions ni faire de commentaires, nous nous contentâmes de regarder. » Est-ce lors de cette vision que le destin de Mallory bascula ? Éprouva-t-il un vrai choc amoureux quand il décrivit l’apparition : « L’œil exercé discerne d’autres montagnes, des géants de 7 000 et de 8 000 mètres. Pas un seul n’arrive à l’épaule de leur souverain, avec la présence de l’Everest, c’est à peine si l’on aperçoit qu’ils existent. C’est à cela que l’on reconnaît sa véritable grandeur. »
Le 20 septembre 1921, Mallory et Bullock, accompagnés de quinze porteurs, se tournèrent vers le Lhakpa La, un col à 6 750 mètres. Ils parvinrent au col, épuisés, le 22 septembre, non sans avoir vu des traces d’empreintes que les porteurs identifièrent comme étant celle du fameux yéti. De ce point, Mallory, Bullock et Wheeler, qui les a rejoints, descendirent sur le glacier de Rongbuk est, pour atteindre le col nord, seul point de faiblesse sur l’arête capable de mener au sommet de l’Everest. Mallory finit par atteindre le col nord. Wheeler était frigorifié (– 34°) et seul Bullock se sentait prêt à suivre Mallory qui tenait à monter plus haut. Sagement, les hommes rentrèrent à la base, mais, désormais, le chemin vers le haut était évident. Il restait à revenir en Angleterre et préparer la grande offensive de 1922. Mallory est ainsi devenu l’homme de l’Everest.
Retrouvez ici notre Ascension de l'Everest par le versant sud népalais et par la voie tibétaine.